J’ai récemment lu “Bien-être” (‘Wellness’) de Nathan Hill et “Un Jeu sans fin” (‘Playground’) de Richard Powers, deux romans américains publiés entre 2024 et 2025.
“Bien-être” narre l’effritement du couple formé par la chercheuse Elizabeth Augustine et son mari le photographe Jack Baker ; un foyer de classe moyenne supérieure en proie aux doutes de son époque.
“Un Jeu sans fin” est une fresque où s’entrelacent sur plusieurs décennies et continents les destins de nombreux personnages autour de Rafi Young et Todd Keane, deux amis d’enfance que tout oppose — et rapproche.
Ces deux ouvrages semblent éloignés mais frappent pourtant par leurs similitudes.
A commencer par leurs proportions hors du commun. “Bien-être” et “Un Jeu sans fin” sont de véritables pavés dont les centaines de pages trahissent un même ambition : celle d’être les nouveaux “grands romans américains”. Ce concept assez mouvant a été inventé par l’écrivain John William De Forest en 1868 : il décrit un idéal d’ouvrage qui, par sa complexité narrative, la profondeur de ses thèmes et la richesse de son intrigue, représente comme interroge l’âme américaine. De nombreux auteurs se sont attelés à cette tâche par essence sans fin, de Mark Twain à Donna Tartt en passant par Harper Lee, Tom Wolfe, Jonathan Franzen, Joyce Carol Oates ou Philip Roth.
Philip Roth disait d’ailleurs « si vous n’avez pas lu un livre en moins de deux semaines, c’est que vous n’avez pas vraiment lu le livre »… Un défi pas évident à relever avec ces ouvrages si vous n’avez pas la chance d’être en vacances sur une plage corse avec pour seul objectif de débiter du bouquin. Richard Powers déploie à longueur de pages une prose cinématique qui lie souffle épique et intériorité tandis que “Bien-être” se prêterait bien à l’adaptation en prestige drama en 8 épisodes de 1h chacun sur HBO.
Explorer les frontières
Autre point commun étonnant : les deux livres voient tout ou partie de leur intrigue se dérouler à Chicago. Ville d’enfance malheureuse pour Rafi et Todd, qui l’abandonnent tous les deux à l’âge adulte ; ville d’exil pour Jack et Elizabeth, qui s’y (re)construisent après avoir quitté leurs familles, chacune toxique dans leur genre.
La fuite, le voyage, l’exploration sont des thèmes centraux chez Powers comme Hill. C’est ce besoin viscéral chez leurs protagonistes d’être en mouvement permanent, sans cesse à la recherche de nouvelles frontières — technologiques, psychologiques, artistiques, océanographiques — qui donne aux deux ouvrages leur caractère profondément américain.
S’il y a un sujet commun et néanmoins marqué par une forte divergence entre les deux auteurs, c’est celui de notre rapport à la technologie.
Nathan Hill dépeint l’emprise numérique avec minutie et recul cynique. Tout y passe : les réseaux sociaux qui aliènent, les formules toutes faites des Youtubeurs, la gouvernance “data-driven” des services publics… Malheureusement, la gourmandise de l’auteur à analyser les travers d’une société désincarnée pousse vite le lecteur à l’indigestion.
Richard Powers offre une perspective plus nuancée. Le “Playground” qui donne son titre original au roman est le réseau social créé par Todd ; une sorte d’hybride ultra-gamifié entre Facebook, X et Reddit où les internautes s’écharpent. Mais son invention principale est Profunda, une intelligence artificielle qui l’accompagne tandis qu’une maladie neuronale le précipite dans la démence.
Fruit de l’hubris humaine qui, dans le livre, cherche à coloniser jusqu’au dernier îlot du Pacifique, la technologie semble ici aussi destructrice que créatrice de mondes. Bourré d’ambivalences narratives qui suscitent malaise et fascination, “Un Jeu sans fin” est peut-être le premier grand roman de l’ère post-ChatGPT.
Reste ce dernier grand trait d’union entre les deux romans : la place vitale qu’occupent les mythes — à la fois mensonges et légendes, croyances intimes et collectives — dans la construction de l’Homme. Nathan Hill joue avec l’idée du placebo et de l’auto-persuasion comme force de transformation, tandis que Powers explore comment, au crépuscule d’une vie, on recolle les morceaux pour comprendre son destin et faire la paix avec son monde. Comme le montrait le chercheur (américain, bien sûr) Walter Fischer dans les années 80, nous sommes des homo narrans : au fond, et jusqu’au bout, la seule chose qui nous fait avancer, ce sont bien les histoires que l’on se raconte.