samedi 10 mai 2025

Bien-être et Un Jeu sans fin : le grand roman américain à l’heure des algorithmes


J’ai récemment lu “Bien-être” (‘Wellness’) de Nathan Hill et “Un Jeu sans fin” (‘Playground’) de Richard Powers, deux romans américains publiés entre 2024 et 2025.

“Bien-être” narre l’effritement du couple formé par la chercheuse Elizabeth Augustine et son mari le photographe Jack Baker ; un foyer de classe moyenne supérieure en proie aux doutes de son époque.
“Un Jeu sans fin” est une fresque où s’entrelacent sur plusieurs décennies et continents les destins de nombreux personnages autour de Rafi Young et Todd Keane, deux amis d’enfance que tout oppose — et rapproche.

Ces deux ouvrages semblent éloignés mais frappent pourtant par leurs similitudes.

A commencer par leurs proportions hors du commun. “Bien-être” et “Un Jeu sans fin” sont de véritables pavés dont les centaines de pages trahissent un même ambition : celle d’être les nouveaux “grands romans américains”. Ce concept assez mouvant a été inventé par l’écrivain John William De Forest en 1868 : il décrit un idéal d’ouvrage qui, par sa complexité narrative, la profondeur de ses thèmes et la richesse de son intrigue, représente comme interroge l’âme américaine. De nombreux auteurs se sont attelés à cette tâche par essence sans fin, de Mark Twain à Donna Tartt en passant par Harper Lee, Tom Wolfe, Jonathan Franzen, Joyce Carol Oates ou Philip Roth.

Philip Roth disait d’ailleurs « si vous n’avez pas lu un livre en moins de deux semaines, c’est que vous n’avez pas vraiment lu le livre »… Un défi pas évident à relever avec ces ouvrages si vous n’avez pas la chance d’être en vacances sur une plage corse avec pour seul objectif de débiter du bouquin. Richard Powers déploie à longueur de pages une prose cinématique qui lie souffle épique et intériorité tandis que “Bien-être” se prêterait bien à l’adaptation en prestige drama en 8 épisodes de 1h chacun sur HBO.

Explorer les frontières

Autre point commun étonnant : les deux livres voient tout ou partie de leur intrigue se dérouler à Chicago. Ville d’enfance malheureuse pour Rafi et Todd, qui l’abandonnent tous les deux à l’âge adulte ; ville d’exil pour Jack et Elizabeth, qui s’y (re)construisent après avoir quitté leurs familles, chacune toxique dans leur genre.

La fuite, le voyage, l’exploration sont des thèmes centraux chez Powers comme Hill. C’est ce besoin viscéral chez leurs protagonistes d’être en mouvement permanent, sans cesse à la recherche de nouvelles frontières — technologiques, psychologiques, artistiques, océanographiques — qui donne aux deux ouvrages leur caractère profondément américain.

S’il y a un sujet commun et néanmoins marqué par une forte divergence entre les deux auteurs, c’est celui de notre rapport à la technologie.

Nathan Hill dépeint l’emprise numérique avec minutie et recul cynique. Tout y passe : les réseaux sociaux qui aliènent, les formules toutes faites des Youtubeurs, la gouvernance “data-driven” des services publics… Malheureusement, la gourmandise de l’auteur à analyser les travers d’une société désincarnée pousse vite le lecteur à l’indigestion.

Richard Powers offre une perspective plus nuancée. Le “Playground” qui donne son titre original au roman est le réseau social créé par Todd ; une sorte d’hybride ultra-gamifié entre Facebook, X et Reddit où les internautes s’écharpent. Mais son invention principale est Profunda, une intelligence artificielle qui l’accompagne tandis qu’une maladie neuronale le précipite dans la démence.
Fruit de l’hubris humaine qui, dans le livre, cherche à coloniser jusqu’au dernier îlot du Pacifique, la technologie semble ici aussi destructrice que créatrice de mondes. Bourré d’ambivalences narratives qui suscitent malaise et fascination, “Un Jeu sans fin” est peut-être le premier grand roman de l’ère post-ChatGPT.

Reste ce dernier grand trait d’union entre les deux romans : la place vitale qu’occupent les mythes — à la fois mensonges et légendes, croyances intimes et collectives — dans la construction de l’Homme. Nathan Hill joue avec l’idée du placebo et de l’auto-persuasion comme force de transformation, tandis que Powers explore comment, au crépuscule d’une vie, on recolle les morceaux pour comprendre son destin et faire la paix avec son monde. Comme le montrait le chercheur (américain, bien sûr) Walter Fischer dans les années 80, nous sommes des homo narrans : au fond, et jusqu’au bout, la seule chose qui nous fait avancer, ce sont bien les histoires que l’on se raconte.



mardi 22 avril 2025

Jeux de mots, jeux intellos


Je lis le Que Sais-je ? sur les jeux de mots du prolifique linguiste Pierre Guiraud, publié en 1976. Un petit ouvrage suranné et érudit où l’on découvre l’incroyable variété des jeux de mots au-delà des banals calembours et contrepèteries.

Dans la dernière partie son livre, l’auteur aborde l’opposition classique entre « jeux de mots » et « mots d’esprit ». Une manière de les distinguer serait de les traduire : le mot d’esprit garderait toute sa saveur dans n’importe quelle langue, là où le jeu de mot serait instantanément neutralisé.

Un exemple :

Jeux de mots : « Le plus clair de mon temps, je passe à l'obscurcir, parce que la lumière me gêne. » 
— B.Vian (L'Ecume des jours)

Mots d'esprit : « Un cynique, c’est un homme qui connaît le prix de tout et la valeur de rien. » 
— O.Wilde

Cette méthode semble infaillible mais elle est aussi teintée de jugement moral.

Parce qu’il n’est pas traduisible, le jeu de mot est perçu comme auto-référentiel, gratuit, et donc assez superficiel… Son intérêt n’est alors plus intellectuel mais tient du pur divertissement ; et le divertissement est suspect car il distrait de la vraie pensée. En outre, le jeu de mot peut parfois, sous certaines plumes virtuoses, se révéler complexe, précieux, en un mot : faux. Et lorsqu’il n’est pas trop apprêté, il peut à l’inverse se faire grotesque voire grivois !

Bref : le mot d’esprit serait noble, le jeu de mots vulgaire. Signalons d’ailleurs que Marcel Proust (eh oui encore lui…) réserve les jeux de mots à deux personnages dans la Recherche : la servante Françoise, dont les substitutions involontaires trahissent sa simplicité populaire, et le Docteur Cottard, bourgeois fat qui pollue les salons de ses calembours laborieux… Les mots d’esprit, eux, restent l’apanage des aristocrates.

L’ouvrage de Guiraud montre pourtant que les jeux de mots peuvent se superposer aux plus fines figures de style et que leur monde est même adjacent à bien d’autres territoires intellectuels.

A commencer par l’ésotérisme, la divinisation, l’hermétisme. En effet, une forme particulière de jeux de mots, les anagrammes, a toujours été perçue comme une manière de cacher le vrai sens des mots, ou au contraire de les dévoiler.

En bougeant les lettres d’un mot ou d’une phrase, on jette une lumière nouvelle sur les choses — origines historiques, caractéristiques scientifiques ou même destinée personnelle. En témoigne cet extrait du Que Sais-je ? :

"André Rudigier, célèbre médecin de Leipzick, s'avisa, étant au collège, de faire l'anagramme de son nom : Andreus Rudigierus; il y trouva ces mots : Arare rus dei dignus (digne de labourer le champ du seigneur). Il en conclut que sa vocation l'appelait à l'état ecclésiastique, et se mit à étudier la théologie. Peu de temps après cette découverte, il devint précepteur des enfants du célèbre Thomasius. Ce savant lui dit un jour qu'il ferait mieux son chemin en se livrant à la médecine.

Rudigier avoua qu'il se sentait plus de goût pour cette science que pour la théologie, mais qu'il avait regardé l'anagramme de son nom comme un avis du ciel. « Que vous êtes simple ! lui dit Thomasius; c'est justement l'anagramme de votre nom qui vous appelle à la médecine : le champ du seigneur, n'est-ce pas le cimetière ? Et qui le laboure mieux que le médecin? » Rudigier ne put résister à cet argument, et se fit médecin."

Cela évoque également la pratique du tserouf dans la Kabbale, qui consiste à permuter des lettres pour accéder à une vérité supérieure dans la lecture des textes sacrés.

Non loin de l’hermétisme, les jeux de mots se retrouvent aussi au cœur de poésies d’une grande sophistication. Un exemple parmi d’autres : le système de rimes brisées qui consiste à agencer les hémistiches de manière à offrir une double lecture, horizontale et verticale, pour rire ou éviter la censure. Par exemple, sous la plume du poète du 16e siècle Estienne Tabourot, cité par Guiraud :

« Soit du Pape maudit qui hait les Jésuites !
Celui qui en eux croit soit mis en Paradis !
A tous les diables soit qui brûle leurs écrits !
Qui leur science suit acquiert de grands mérites ! »


Suivant le sens de lecture, le poème se fait élogieux ou contempteur des jésuites…

Les jeux de mots peuvent aussi être des jeux de nombres. L’OULIPO a beaucoup travaillé ce champ en s’imposant de nombreuses contraintes.

Dans « 100.000 milliards de poèmes » (1961) Raymond Queneau s’applique à écrire un poème de 14 vers dont chacun a 10 variantes, que l’on peut changer grâce à un système de bandelettes. En résulte 10^14 possibilités de textes.

Un autre exemple : la substitution par S+7, inventée par Jean Lescure, qui consiste à changer un substantif avec celui qui occupe la 7e place après lui dans le dictionnaire. Ce qui donne des résultats tantôt poétiques, tantôt cocasses.

Plus généralement, les jeux de mots ont souvent été au cœur des expérimentations littéraires. Ils peuvent même servir à une déconstruction subversive du langage et des structures sociales. En témoignent les quelque 152 proverbes absurdes des surréalistes Paul Eluard et Benjamin Péret, publiés en 1925, parmi lesquels :

« Il faut rendre à la paille ce qui appartient à la poutre. »
« Qui sème des ongles récolte une torche. »
« Le rat arrose, la cigogne sèche. »

Triomphe de la punchline

Aujourd’hui, le jeu de mot n’a jamais été aussi moderne, puisqu’il est au cœur-même de la culture hip-hop devenue dominante.

Si le livre de Pierre Guiraud pré-date la montée du rap, on y retrouve de nombreuses figures utilisées par les rappeurs. L’auteur cite notamment le javanais, une vieille forme d’argot par inclusion de syllabes parasites (on insère « -av-» au milieu de n’importe quel mot), que l’on retrouve chez Booba dans « Double Poney » en 2009. Je vous passe la citation par décence…

Le Duc se révèle d’ailleurs spécialiste du détournement de ces formules toutes faites dont la langue pullule :

« Le savoir est une arme, j’suis calibré donc j’suis pas teubé. » (Bakel City Gang, 2011)
« Coupe-toi une jambe si tu veux repartir du bon pied. » (Tout c’que j’ai, 2012)
« Punchline anti-aérienne, si j’lâche des paroles en l’air. » (Kalash, 2012)


Désormais mainstream, comment l’art du jeu de mots pourrait-il continuer de se développer en 2025 ? Il y a 50 ans, Guiraud évoquait au détour d’un chapitre la possibilité future de créer une « machine à calembours ». Les Large Language Models viennent bien sûr à l’esprit, même si quelques prompts suffisent à se rendre compte que l’intelligence artificielle est à la peine pour créer des formules dignes de ce nom. Le plus crétin des calembours tient encore d’un art délicat et éminemment humain.



jeudi 27 mars 2025

Relire Saki chez Logan Roy


Mon père était fou d’humour satirique britannique et collectionnait les livres d’auteurs allant de W. M. Thackeray à E. Waugh, en passant par O. Wilde — autant de grands stylistes qui aimaient souligner le nombrilisme de l’aristocratie comme l’arrivisme des classes aisées, à coups d’aphorismes tranchants.
Dans cet aréopage fielleux, un nom est un peu à part : H. H. Munro, dit Saki. Ce grand maître de la nouvelle est mort trop jeune lors de la bataille de la Somme, ce qui ne l’a pas empêché de publier en quelques années plusieurs textes étincelants. En témoignent des recueils comme L’Omelette byzantine (publié à titre posthume en 1922) ou son roman L’Insupportable Bassington (1912), l’histoire d’un jeune homme de la bonne société londonienne que sa pauvre mère cherche en vain à marier. Un petit bonbon acide en surface, amer au cœur.

Pour vous donner une idée de la plume de Saki, en voici quelques saillies :

« Quand on vit parmi des lévriers, on doit éviter de présenter de trop bonnes imitations d’un lapin si l’on ne veut pas se faire arracher la tête d’un coup de dent. » 

(L’Omelette byzantine)

« Je vis tellement au-dessus de mes moyens que, pour ainsi dire, nous vivons à part. »
(L’Insupportable Bassington)

« Vous n’êtes pas vraiment mourante, n’est-ce pas ? interrogea Amanda.

— Le docteur m’a donné la permission de vivre jusqu’à mardi, répondit Laura.
En fait, Laura mourut le lundi.
— Cela nous complique vraiment les choses, déplora Amanda auprès de son oncle par alliance, Sir Lulworth Quayne. J’ai invité un tas de gens à venir jouer au golf et à pêcher, et les rhododendrons sont en pleine floraison. 

— Laura a toujours été sans-gêne, répondit Sir Lulworth ; elle est née la semaine du Grand Prix, et alors qu’il y avait dans la maison un ambassadeur qui avait horreur des bébés. » 
(L’Omelette byzantine)

Si Saki et ses pairs ont longtemps fait de l’élite, historique ou émergente, la cible de leurs attaques, on serait en mal de trouver des voix équivalentes dans la littérature britannique contemporaine. À partir des années 1980, la satire sociale s’est faite systémique, étendue aux interactions entre toutes les classes, de manière plus ou moins caustique chez Tom Sharpe, Jonathan Coe, David Lodge, Sally Rooney (oui, je sais : elle n’est pas britannique), ou encore Zadie Smith. On perçoit bien quelques « détails de l’intérieur » dans le récent roman-uppercut Assemblage (2021) de Natasha Brown, qui décrit la profonde réflexion d’une jeune femme d’origine jamaïcaine hissée aux portes d’un milieu qui n’est pas le sien — mais ce n’est pas le cœur du livre, qui ne mise d’ailleurs pas du tout sur l’humour.

Il faut dire que la haute aristocratie a aussi changé de visage depuis le début du XXe siècle, pour prendre celui des avocats d’affaires et des financiers. Les country houses ancestrales font désormais moins fantasmer que les jets et les boardrooms. À cette aune, ce qui se rapproche le plus de l’esprit de Saki aujourd’hui, ce ne sont plus des romans mais des séries comme Succession ou Industry — toutes deux créées par des Britanniques — , voire The White Lotus… Abstraction faite de leurs moyens de production colossaux, on retrouve dans ces œuvres le même art de la punchline, les mêmes personnages grotesques et/ou mesquins, ainsi qu’une analyse fine des dynamiques de pouvoir.

Reste néanmoins une importante différence : la critique dans Succession ou Industry est immersive et matérielle. Le lifestyle des hautes élites y est dépeint avec force détails, que l’on imagine conçus pour choquer : les fêtes disproportionnées, les sauts de puce en hélicoptère, l’entourage servile… Or, ces descriptions vont aussi susciter de la fascination lorsqu’elles sont longuement mises en images sur un écran de télévision. Là où Thackeray, Saki ou Waugh construisaient une critique presque tendre, dans des récits ciselés et enlevés, les séries de prestige TV à la HBO s’étendent sur des heures de narration visuelle obscène et jubilatoire. La charge se fait ainsi à la fois plus violente, mais aussi beaucoup plus ambiguë.

En 2025, l’esprit de Saki survit bien mais sous un autre visage : plus acerbe et plus bling-bling !


mardi 11 février 2025

Intelligence artificielle et bœuf en gelée


J’échangeais il y a quelques jours avec des étudiants au sujet de l’impact de l’intelligence artificielle sur les industries créatives, dont les médias. Disons-le direct : personne n’en sait rien et le sujet exige une extrême humilité. Mais à défaut de prédictions, on peut toujours s’autoriser quelques conjectures…

L’une de mes hypothèses récurrentes est que l’explosion de l’usage de l’I.A. générative va mécaniquement pousser les industries créatives à déplacer l’emphase du produit créatif au processus créatif lui-même. Plus que jamais, c’est le concept qui comptera plus que l’ouvrage, la réflexion plus que le résultat final. Ce qui vend, c’est l’être — ou le collectif — humain, avec sa patte et sa voix propre. En faisant la démonstration, idée par idée, geste par geste, du chemin qui conduit à l’œuvre, on montre ce qui la rend unique, respectable, désirable.

Du point de vue des médias ou des industries créatives, cela signifiera demain encore davantage de making-ofs ; la publication de livres d’exégèse, de moodboards, de carnets ; l’ouverture systématique aux caméras des studios, des coulisses, des ouvroirs… Une logique qui suit aussi celle des médias sociaux, qui rendent désormais le « para-contenu » presque plus important que l’œuvre elle-même. Le succès d’un morceau, d’une série ou d’un produit tient de plus en plus au « lore », aux memes ou au « reaction videos » qui les entourent. Les créateurs, studios ou marques auront tout intérêt à jouer là-dessus pour ancrer leur vision artistique — et justifier leur prix.

Mais jusqu’où aller dans la transparence ? Où se situe la limite entre dévoiler et révéler, montrer et déflorer ?

Dans À la recherche du temps perdu, Françoise, la domestique du narrateur, est un personnage secondaire mais essentiel. En partie inspirée de la gouvernante de Proust, Céleste Albaret, elle est une présence sans âge (l’auteur prend beaucoup de liberté avec le passage du temps) qui accompagne le jeune écrivain tout au long de sa vie, vers sa maturité artistique. Le narrateur se moque d’elle fréquemment, bien qu’avec une certaine tendresse. Simple d’esprit, mesquine et émotive, Françoise se distingue néanmoins par sa fidélité et ses talents de chef. En cuisine, elle est même comparée à Michel-Ange ! Son chef-d’œuvre culinaire, le bœuf en gelée, est mentionné deux fois dans La Recherche, dès À l’ombre des jeunes filles en fleurs, puis dans Le Temps retrouvé. Un tel placement en miroir, presque en « serre-livres », montre son importance symbolique, comme métaphore de l’Oeuvre d’Art élaborée avec patience et mystère.

Pourquoi parler ici de ce plat de cuisine bourgeoise par excellence ? Dans le 2e tome de la Recherche, Françoise réalise un bœuf en gelée extraordinaire, qui ravit les invités les plus snobs de la maison, tel le diplomate M. de Norpois. Néanmoins, lorsqu’elle est interrogée sur le secret de sa recette, Françoise affirme ne pas savoir comment elle parvient à l’excellence.

« Mais enfin, lui demanda ma mère, comment expliquez-vous que personne ne fasse la gelée aussi bien que vous (quand vous le voulez) ? » « Je ne sais pas d’où ce que ça devient », répondit Françoise (qui n’établissait pas une démarcation bien nette entre le verbe venir, au moins pris dans certaines acceptions et le verbe devenir). Elle disait vrai du reste, en partie, et n’était pas beaucoup plus capable — ou désireuse — de dévoiler le mystère qui faisait la supériorité de ses gelées ou de ses crèmes, qu’une grande élégante pour ses toilettes, ou une grande cantatrice pour son chant. Leurs explications ne nous disent pas grand chose ; il en était de même des recettes de notre cuisinière.

On peut voir dans la réponse de Françoise une ingénuité sincère, la marque du génie de la main des petites gens. On peut aussi y déceler une véritable stratégie de rétention d’information. Car si Françoise livre trop ses secrets, elle devient remplaçable par une autre cuisinière. En jouant la carte de l’ignorance, elle demeure incontournable.

Comment raconter sans dévoiler, transmettre sans banaliser ?

Les modèles d’I.A. fonctionnent comme d’immenses boîtes noires : on ignore quelles données y entrent, comment elles sont digérées, et pourquoi elles répondent comme elles le font. Appliquée aux enjeux liés à l’IA, l’approche de Françoise reviendrait à opposer aux boîtes noires des machines une autre boîte noire, celle d’un savoir-faire hermétique.

Cela concerne bien entendu toutes les formes de création intangibles, mais aussi, demain, les gestes eux-mêmes.

Il y a quelques semaines, j’écoutais Alexandre Boquel, Directeur des Métiers d’Excellence de LVMH, expliquer au Paris Luxury Summit qu’il travaillait à la captation numérique complète de gestes artisanaux afin de préserver les savoir-faire rares et d’assurer leur transmission sur le long terme. Boquel le dit lui-même : il « ne s’interdit rien » comme support d’enregistrement : photos, vidéos, motion capture, I.A… Une initiative qui rappelle celle du Répertoire Numérique du Geste Artisanal, une base de données en ligne sur laquelle on retrouve des dizaines de définitions et vidéos aussi brutes qu’hypnotiques d’artisans au travail.

Dans l’absolu, la démarche d’Alexandre Boquel est juste et respectable — mais que se passerait-il si tous ces gestes étaient demain non plus seulement captés mais décortiqués, dépecés en milliers de données assimilables par une I.A. associée à de la robotique de pointe ? En documentant précisément ces techniques, on peut aussi faciliter leur reproduction par des machines. Le paradoxe est alors clair : en voulant préserver l’authenticité, on risque de favoriser sa disparition.

Ce dilemme, tous les artistes et artisans y seront confrontés demain. Face à l’I.A. généralisée, il faudra de plus en plus faire la démonstration de leur savoir comme de leur savoir-faire ; mais en dévoilant trop, ils s’exposeront à tout perdre. La « tentation du boeuf en gelée » se fera alors grandissante, car ce qui est inexplicable demeure inimitable.