dimanche 22 septembre 2024

Dans la musique Pop, « simple » n’est pas toujours « simpliste »

 

(English version below)

Il y a quelques jours, je tombais sur ce débat sur X :

Le reproche adressé à « Espresso » fait écho à une critique récurrente de la musique pop : elle serait insipide et générique ; une médiocrité qui n’irait qu’en se renforçant depuis quelques années avec l’explosion du streaming et des réseaux sociaux.

Je me méfie des grands penseurs du “c’était mieux avant”. Cependant, cette impression de simplicité croissante de la pop a été confirmée par une récente étude publiée dans le journal Scientific Reports. Ses auteurs ont analysé un corpus de plus de 353.000 morceaux issus de 5 genres différents (rap, country, pop, R&B, rock) publiés entre 1970 et 2020. Leur conclusion est claire : les paroles se font en effet plus simples, avec des structures plus courtes et plus répétitives ainsi qu’une moindre diversité lexicale. L’étude montre en outre que plus les chansons sont simples plus elles sont populaires. Le phénomène serait notamment dû aux changements technologiques et leur impact sur les modes de diffusion et d’écoute de la musique. On savait que les morceaux tendaient à se faire plus courts pour mieux charmer leur public sur les plateformes ; on sait maintenant qu’ils se font aussi plus « basiques ».

Le verdict qui en découle serait aussi évident que déprimant — nous serions coincés dans un cercle vicieux où l’influence conjointe du capitalisme et de la disruption technologique entraînent un énorme « dumbing down », un nivellement par le bas de la qualité de la musique.

Cependant, une question demeure : si les morceaux se font plus simples, sont-ils pour autant moins bons ?

La Pop voyage léger

A mon sens, et pour faire écho au débat ci-dessus, la simplicité n’exclut pas l’extrême sophistication. Cela tient en particulier pour la Pop.

La Pop ne cherche pas l’art pour l’art : son objectif est de susciter et fixer des émotions. Pour maximiser son impact, elle doit maximiser son public. Cela implique de voyager, et pour aller loin, il vaut mieux voyager léger. D’où le recours au générique et au répétitif.

Faire générique, c’est faire en sorte que le message voyage le plus loin possible sans subir trop de distorsions. Dans son essai « Propaganda » publié il y a un siècle et toujours d’actualité, le publicitaire Edward Bernays conseillait de s’appuyer sur les structures mentales déjà existantes au sein du grand public pour renforcer l’efficacité de la communication. En d’autres termes : rien ne vaut un bon gros cliché qui tache pour faire passer un message plus profond. En musique, cela revient à parsemer ses paroles de phrases génériques comme « walking down the street » ou « breaking my heart ». Les artistes belges Charlotte Adigéry et Bolis Pupul ont d’ailleurs créé une chanson entière qui joue malicieusement sur ces poncifs musicaux. Son titre ? « Ceci n’est pas un cliché ».

Ce recours aux phrases prêtes-à-chanter est utile car il rend les paroles mémorables. Mieux : il fait gagner du temps aux artistes et permet d’aborder plus rapidement le coeur de leur propos.

Simplicité et sincérité

Mais au-delà de cette simplicité calculée ou affectée, impossible de ne pas souligner combien la grande Pop est souvent sincère et très premier degré. Prenez un groupe comme New Order, que l’on ne saurait accuser de complaisance commerciale. Difficile de ne pas trouver les paroles d’un chef d’oeuvre comme « Thieves like us » (1984) franchement bêtasses :

Oh, it’s called love

Yes, it’s called love

Oh, it’s called love

And it belongs to us

Oh, it dies so quickly, it grows so slowly

But when it dies, it dies for good

It’s called love

And it belongs to everyone but us

(…)

Oh, love is found in the east and the west

But when love is at home, it’s the best

Love is the cure for every evil

Love is the air that supports the eagle

Et si le puissant sentiment de cringe que l’on ressent à l’écoute de ces mots n’était pas aussi la marque que nous sommes blasés ?

Dans un monde littéralement désespéré que l’on appréhende plus que jamais à la troisième personne, à travers les plateformes sociales ou son reflet sur Microsoft Teams, le premier degré n’est pas cool. Il faut ironiser, mettre en abyme, « avoir la ref » pour montrer aux autres que l’on a accès à la gnose. Même les conspirationnistes les plus stupides sont persuadés de « lire à travers les lignes » ce que la masse ne voit pas.

En 2015, le rédacteur en chef culture de Slate Forrest Wickman publiait un papier intitulé Against Subtelty, qui m’a beaucoup marqué. Il y célébrait les oeuvres injustement décrites comme bourrin, grossières, trop évidentes. Pour Wickman, chercher la subtilité à tout prix est contre-productif si l’on souhaite avoir de l’impact. Près de dix ans plus tard, la pop continue de se faire toujours plus simple mais pas forcément simpliste.

***

ENGLISH VERSION

A few days ago, I stumbled upon this debate on X:

The criticism directed at “Espresso” echoes a recurring critique of pop music: it is held to be bland and generic; a mediocrity that has only worsened in recent years with the rise of streaming and social media.

I am always cautious with great thinkers claiming “everything was better before.” However, the growing sense that pop is becoming simpler was confirmed by a recent study published in Scientific Reports. Its authors analysed a corpus of over 353,000 tracks from five different genres (rap, country, pop, R&B, rock) released between 1970 and 2020. Their conclusion is clear: lyrics have indeed become simpler, with shorter, more repetitive structures and less lexical diversity. The study also shows that the simpler the songs, the more popular they tend to be. This phenomenon is notably linked to technological changes and their impact on how music is produced and consumed. It was already known that songs were getting shorter to better appeal to platform audiences; now we know they are also becoming more “basic.”

The diagnosis seems both obvious and appalling — we are supposedly caught in a vicious circle where the combined influence of capitalism and technological disruption is leading to a massive “dumbing down” of music quality. However, one question remains: if songs are getting simpler, does that necessarily make them worse?

Pop music travels light

In my view, and echoing the debate above, simplicity does not exclude extreme sophistication, especially with Pop music.

Pop does not seek art for art’s sake: its goal is to evoke and capture emotions. To maximise its impact, it must first maximise its audience. This means it has to travel, and to travel far, it’s always best to travel light. Hence the use of the generic and the repetitive…

Being generic means ensuring that the message travels as far as possible without losing too much along the way. In his essay Propaganda, published a century ago and still relevant today, the publicist Edward Bernays advised tapping into the public’s pre-existing mental structures to make communication more effective. In other words: nothing works better than a good ol’ cliché to get a deeper message across. In music, this translates to filling lyrics with generic phrases like “walking down the street” or “breaking my heart.” The Belgian artists Charlotte Adigéry and Bolis Pupul even built an entire song on these hackneyed phrases. The title? “Ceci n’est pas un cliché.” This use of ready-to-sing phrases is effective because it makes the lyrics memorable. Even better: it saves the artist time and allows them to get to the heart of their message more quickly.

Of simplicity and sincerity

But beyond this calculated simplicity, it’s impossible not to acknowledge how great pop music is often sincere, earnest, in short basic. Take a band like New Order, who could never be accused of commercial complacency; it’s hard not to find the lyrics of a masterpiece like “Thieves Like Us” (1984) frankly dumb:

Oh, it’s called love

Yes, it’s called love

Oh, it’s called love

And it belongs to us

Oh, it dies so quickly, it grows so slowly

But when it dies, it dies for good It’s called love

And it belongs to everyone but us

(…)

Oh, love is found in the east and the west

But when love is at home, it’s the best

Love is the cure for every evil

Love is the air that supports the eagle

But what if the overwhelming feeling of cringe we feel when listening to these words isn’t also a sign that we’ve become terminally jaded?

In a literally desperate world which is more and more perceived in the third person view, via social media platforms or one’s own reflection on Microsoft Teams, earnestness is certainly not cool. We must be ironic, self-referential, and in quote-unquote mode to show others we have accessed some higher gnosis. Even the most foolish conspiracy theorists believe they can “read between the lines” what the masses cannot see.

In 2015, Forrest Wickman, the culture editor at Slate, published an article titled Against Subtlety, which haunts me ever since. He celebrated works often unjustly described as heavy-handed or too obvious. For Wickman, striving for subtlety at all costs is counterproductive if you want to have an impact. Nearly ten years later, Pop continues to grow simpler but not necessarily simplistic.



mercredi 10 janvier 2024

Proust, Shakespeare : éloge de la fuite — et du retour

 


Ces dernières semaines, le hasard m’a poussé dans les pages de deux livres étonnamment, intimement liés : Proust, roman familial de Laure Murat et William de Stéphanie Hochet.

Dans Proust, roman familial, l’historienne Laure Murat entreprend une relecture d’A la recherche du temps perdu comme un texte à clés pour comprendre son milieu d’origine, qu’elle a renié. C’est un essai étincelant, doux-amer et délicat, sur les classes sociales et la littérature.


Dans William, Stéphanie Hochet explore quant à elle sa relation à sa famille à travers la figure fantasmée du jeune William Shakespeare avant qu’il ne devienne le Barde ; sept années d’apprentissage et d’itinérance à travers l’Angleterre dont on n’a aucune trace. C’est un bel objet hybride, où la plume de Stéphanie Hochet oscille entre le romanesque truculent (ses descriptions du Londres grouillant du 16e siècle) et le grave de l’autobiographie, lorsqu’elle parle d’une enfance sous emprise.


Ces deux oeuvres publiées en même temps présentent une troublante proximité car leurs autrices s’y appuient sur les classiques pour mieux se raconter elles-mêmes. Murat et Hochet viennent de milieux diamétralement opposés — la haute aristocratie pour l’une, la classe moyenne communiste pour l’autre — mais toutes deux ont vécu leurs premières années en vase clos avant d’utiliser les Lettres pour s’en extirper. 

On retrouve chez elles le même besoin de s’exiler loin d’une famille oppressante, en Californie pour Murat, en Ecosse pour Hochet, les mêmes difficultés à faire accepter son homosexualité à ses parents et bien sûr la même émancipation par l’art, aux côtés d’auteurs souvent considérés comme ardus ou empesés.


Si Proust, roman familial et William sont indéniablement deux éloges de la fuite, ils constituent aussi un éloge du retour, car leurs autrices y réexaminent leurs plaies à la lumière de la littérature. Comme un filtre révélateur, relire des classiques, c’est se relire soi-même.



lundi 3 juillet 2023

Feeding the Beast

Image de couverture de l’article

There is a scene from the acclaimed animated series BoJack Horseman that always stuck in my mind. The media mogul Stefani Stilton repeatedly pushes the journalist Diane Nguyen to churn out new articles for "Girl Croosh", a viral-pop-feminist website à la Jezebel or Bustle. She screams on the phone something along the lines of “Give me my juicy content Diane!” like a demented, voracious beast.

Stilton is a hilarious parody of 2010s media owners: the ones who went for trashy, attention-grabbing titles, suddenly “pivoted to video” or favoured silly personality tests to drive up engagement. Put differently, the ones who rode the algorithmic wave to optimise their visibility on search engines and social media; and the ones who are now in dire straits, if not already dead. 

It’s easy to see the grotesque in Stefani Stilton’s yearning for fresh internet fodder, but as they say: “hate the game, not the players”. And these media were top-notch players we (myself included) all admired, in a game alas rigged with complex rules and fickle arbiters.

One way to see viral journalism’s immense cultural influence is to ask ChatGPT to come up with its own funny list articles (or listicles) — for example, “15 Butterlicious Reasons to have a Butter-only diet” (I just prompted this one, which includes “reason 8: Skin Health: Butter makes your skin as smooth as, well, butter. Say goodbye to dull skin and hello to a buttery glow that will make heads turn.”)

The results are impressive and sometimes even funnier than original human-made listicles. They show how this particular format is codified and easy to duplicate ad nauseam. And in a way, it’s a testament to how mediocre listicles have come to be. Don’t get me wrong: the original idea was genius and many articles are truly hilarious and thoughtful, but most of them are now pure mush destined for Search Engine Optimisation. In a recent interview with the Financial Times, the Sci-Fi writer Ted Chiang recognised we may have put the bar too low with Web journalism and copywriting: “AI-generated text is not delightful, but it could perhaps be useful in those certain areas (…) but that’s not exactly an endorsement of their abilities (…) more a statement about how much bullshit we are required to generate and deal with daily.”

In other words, Generative A.I. tools are excellent at producing flavourless stuff we take for excellent, because our expectations are a reflection of the content we train them on. Like insatiable beasts, they swallow billions of crappy web pages and promptly regurgitate them. The formula you are what you eat applies to A.I. — if you want to influence its production, you must work on its diet.

YOU ARE WHAT YOU EAT

Now, there are two ways to look at the diet we give to A.I. tools.

The first one is resistance, with a restrictive diet. Robots can have basic content — administrative lingo, recipes, minutes from meetings, weather reports — but proper literature or art should remain the prerogative of humans. Expect some creators or publishers to forbid A.I. companies from training their tools on their work to prevent their know-how from being absorbed, metabolised, and ultimately made redundant by technology. Some countries will make it easy to opt out from A.I. scraping, while others will make it even more complex than it already is, for instance by considering copyright protection does not fully apply to content used to train A.I. However, resistance will always be possible for authors and artists. Offline and deliberately disconnected media could even enjoy a revival among them.

The opposite approach is upgrading the diet, making it richer and more diverse. Because A.I. Copywriting and decision-making is soon to be inevitable, you want it to be built on the best training set of data. Therefore, it is about feeding even more content to A.I. models to teach them subtlety, quirkiness and vulnerability, Humour and Beauty and Justice. Granted, that approach can sound depressing — enslaved creators catering to the monster they unleashed years ago when they first tried to woe the algorithms, like a modern-day version of punishment from the Gods. However, it also means we could all have a greater role to play when we create content to share on the Internet.

Every now and then, when I start thinking even the slightest bit about posting something online, a deep feeling of absurdity strikes me. « A quoi bon ? », “What’s the point?” is the question resonating in my head and keeping me away from writing 95% of the time. Indeed, what is the point of sharing some thought that statistically must have been already articulated 10 times and 10 times better?  What is the point in adding to the online cacophony? Oftentimes the Internet feels like an open-air market with only sellers yelling at each other without a single customer in sight. What’s the point in putting so much effort into words with so little impact? 

I guess the same thing happens to anyone who wants to publish a photo, edit a video, or work on some code. It can feel overwhelming and useless.However, tomorrow, with A.I. scraping the Web to learn our ways, every word, every picture will count. Human-Generated Content will become twice as precious — as a testament to our humanity, and as learning material to teach A.I. something other than age-old clichés, corporate blurbs and bland stock images. If the Beast’s appetite won’t be tamed anytime soon, we still have agency to influence it for the better.



vendredi 26 mai 2023

"Ebisu rendez-vous" ou l'éternel retour à Tokyo



J’écoute encore souvent “Ebisu rendez-vous”, un morceau du groupe TTC qui, lors de sa sortie, occupait une place assez atypique sur la scène rap française.

Ce titre me renvoie à l’été de mes 20 ans. Je faisais alors un court mais terriblement long stage à l’Hôtel de la Région Rhône-Alpes, que je ne pouvais rallier qu’au prix d’une heure de transports bien tassée, matin et soir.

Si Météo France a pu très officiellement qualifier cet été-là de “pourri”, je me souviens pour ma part de matins tièdes et bleutés. “Ebisu rendez-vous” était la première chanson d’une grosse playlist que je lançais sur mon iPod dès que je sortais de la maison pour rejoindre le métro Massena.

Le morceau est un hommage doux-amer à Tokyo, dont Ebisu est l’un des innombrables quartiers. Les membres de TTC y racontent leur premier voyage dans la capitale japonaise, duquel ils ne se sont visiblement pas remis.

Teki Latex ouvre la chanson avec une line qui m’a toujours frappé : “Même si c’est la première fois que je viens, une partie de moi enfouie dans mon estomac s’en souvient”. Là où l’on pourrait appréhender le dépaysement voire le déphasage dans un pays aussi lointain, Teki dit “rentrer à la maison”. Des années de fascination pour les anime et les jeux vidéo sont passées par là : le rappeur connaît le Japon sans même l’avoir visité.

Chez les artistes français, le Soleil Levant est une obsession ancienne. Elle est plus forte encore dans le rap ; un phénomène très bien documenté par le Mouv (et encore, cet article date d’avant la sortie de “Les Etoiles vagabondes” de Nekfeu), qui rappelle que de nombreux MC hexagonaux ont grandi au contact de la foisonnante culture visuelle nippone. Si le soft power japonais s’exerce encore sur la génération actuelle de rappeurs, on peut se demander s’il ne sera pas demain concurrencé par la culture Coréenne, aujourd’hui dominante dans le divertissement, voire par des cultures hybrides remixant à l’envi influences latino-américaines, asiatiques ou africaines.

Connaître un endroit sans l’avoir jamais vraiment connu, c’est aussi ce que l’on peut éprouver lors d’une première visite à New York, lorsqu’on y retrouve les taxi, les sirènes de flics, les gens pressés un gobelet de café à la main — toutes ces images qui nous sont administrées depuis toujours via force livres, séries ou films. Pour paraphraser Freud, cela crée une sorte d’étrange familiarité — un sentiment bizarre de déjà-vu. Mes filles, qui sont en maternelle, ne peuvent d’ailleurs à ce jour citer que deux villes dans le monde, Paris et New York, tant elles sont aisées à représenter et donc à se représenter.

Il y a quelque chose d’assez réconfortant dans ces clichés urbains qui s’avèrent tout à fait vrais. Ce qui rend New York, Paris ou Tokyo iconiques, c’est leur omniprésence dans l’inconscient collectif, comme une sorte de substrat commun à tous, mais aussi cette capacité à honorer leur promesse lorsqu’on finit par y débarquer “en vrai”. A ce titre, “Ebisu rendez-vous” n’est pas exempte de stéréotypes sur le Japon, comme les écolières en jupe plissée, la bière Asahi ou les sumos, mais le morceau tient moins du fantasmé que du constaté : “le pire, c’est que tout est comme je l’avais imaginé”.

Si choc il y a pour les membres de TTC, il réside plutôt dans la beauté des passants et paysages, qui les laisse transis. On n’est pas loin d’un syndrome de Stendhal à la sauce teriyaki lorsque Teki Latex se dit si impressionné qu’il n’ose plus bouger : “mes pas se font rares tellement le sol j’ai peur d’abîmer”. Comme si le moindre faux-pas, réel ou symbolique, risquait de mettre fin à l’expérience. Le double-sens du mot est profond dans un pays souvent dépeint comme corseté de règles plus ou moins tacites, et donc plus ou moins faciles à transgresser sans même le vouloir… Notre fascination pour le Japon tient peut-être aussi à cela : le système de normes semble y être proche du nôtre mais ne l’est jamais vraiment. Quiconque a préparé un voyage dans l’archipel s’est forcément fadé des tonnes de conseils plus ou moins utiles quant aux us et coutumes locales. Dresser la liste des bévues à ne pas commettre sur place est même devenu un sous-genre journalistique à part entière tant les punitions pour celui qui faute semblent sévères, l’opprobre terrible et tenace. L’étrange familiarité se double alors d’un léger voile de malaise, qui vous maintient en alerte.

L’été est passé comme ça : j’écoutais chaque jour “Ebisu rendez-vous”, rêvassant à Tokyo et glissant à travers métros et bus, tel un proto-salaryman. Six ans plus tard, je faisais moi-même mes premiers pas au Japon, avec une joie d’enfant qui visite enfin Disneyland après l’avoir longuement imaginé.

Dans “Ebisu rendez-vous”, le rappeur Cuizinier confesse “je ne suis pas parti mais je pense à rentrer et j’ai peur.” Je reviens aujourd’hui d’un troisième séjour tokyoïte et éprouve une fois de plus ce vertige — le sentiment d’avoir manqué de temps, la certitude que je n’arriverai jamais à saisir pleinement la ville. Comme un compteur qui se remet à zéro à chaque voyage. Cela pourrait être frustrant mais je n’en chéris que davantage cette distante et intarissable source de rêve. Ma tentation de Tokyo.

Tokyo-Paris, mai 2023



lundi 8 novembre 2021

Le diable est-il dans l’abstrait ?

 

D'après Fang Wei Lin - Unsplash

Ce texte très personnel mûrit dans mes notes depuis trois ans. Trois ans que le grand cabinet de conseil McKinsey se fait régulièrement épingler pour son travail un peu trop efficace pour des clients un peu trop polémiques — de sa présence aux côtés de MBS en Arabie Saoudite à son travail d’accélération des expulsions des immigrés sous Trump jusqu’à son implication dans la crise des opiacés aux Etats-Unis.

A chaque scandale, les mêmes questions : vont-ils s’en sortir ? Leur réputation auprès des grandes entreprises n’en est-elle pas affaiblie ? Et surtout : comment des consultants, qui demeurent des femmes et des hommes comme les autres, peuvent-il accepter en leur âme et conscience de travailler à des projets… qui ne profitent pas à la société, pour donner dans la litote ?

Certains diront « c’est la monnaie qui dirige le monde » et ils auront sans doute raison ; mais ce qui m’interpelle n’est pas tant le but poursuivi (le pouvoir, l’argent, etc.) que ce qui permet d’y arriver. En d’autres termes, qu’est-ce qui fait que l’on peut mener à bien des projets aussi mauvais ?

Il me semble que la réponse systématique à cette question est l’art de l’Abstraction. En effet, les grands consultants peuvent réaliser des projets de toute sorte, y compris les plus difficiles, grâce à la mise à distance de leurs activités et à leur extraordinaire maîtrise de la pensée abstraite.

Max Weber a très tôt montré la puissance du couple abstraction/rationalisation dans la conduite des affaires publiques ou économiques. De mêmes règles, de mêmes processus, de mêmes réflexes peuvent être appliqués à un grand nombre de situations pour gagner en efficacité. Un siècle après Weber, la généralisation dans les entreprises modernes - dont les cabinets de conseil et les agences de com - de grilles d’analyse et templates permet de comprendre et d’agir vite. En effet, au-delà d’un certain niveau d’abstraction, toutes les problématiques business se ressemblent… et partagent donc les mêmes solutions. L’abstraction-rationalisation apporte des réponses claires à des enjeux complexes en permettant à l’individu de ne pas s’attarder sur des détails qui nuiraient à sa concentration et sa lecture des vrais enjeux.

Le problème intervient lorsque l’abstraction finit par anesthésier l’esprit critique de ceux qui la manient ! Car développer la consommation d’opiacés, quitte à plonger des centaines de milliers de personnes dans l’addiction, repose au fond sur les mêmes mécanismes que booster les ventes de voitures ou transformer la supply chain d’une chaîne de restaurants. La chercheuse à l’Université de Paris Marie-Anne Dujarier a étudié combien l’abstraction croissante des tâches en entreprise, de plus en plus délimitées et « gamifiées » portait l’émergence d’un management moins concret, désincarné et donc déresponsabilisé. Impossible, par ailleurs, de ne pas penser aux réflexions d’Hannah Arendt sur un Adolf Eichmann retranché derrière un statut de fonctionnaire se contentant de remplir des grilles…

Sans aller aussi loin, on peut retrouver ce caractère ambivalent de l’abstraction, à la fois levier d’efficacité et voile occultant, dans notre obsession pour les data et plus spécifiquement les KPIs chiffrés. Si l’on estime que les chiffres sont objectifs, c’est parce qu’ils permettent des faire abstraction des particularismes. Un 0 c’est un 0, un point de pourcentage c’est un point de pourcentage ; ce qui réduit les imprécisions et facilite les comparaisons. Rien à voir donc avec les mots, dont le sens est mouvant et variera en fonction des cultures, du contexte, des individus. Mais que se passe-t-il lorsque le chiffre abstrait vient non pas révéler la réalité mais s’y substituer ? C’est la dérive qu’avait identifié en 1975 l’économiste Charles Goodhart à travers la loi qui porte son nom : « lorsqu'une mesure devient un objectif, elle cesse d'être une bonne mesure ». Pour Goodhart, confondre l’objectif avec sa mesure ouvre la voie à la manipulation de la réalité. Imaginez un gérant d’hôpital qui, parce qu’il souhaite conserver un taux de rémission des patients de 100%, n’accepterait que les affections bénignes et refuserait de soigner des maladies graves ! Cela pourra vous paraître exagéré mais en économie les exemples réels sont légion.

ASSEMBLER LES IDÉES

Alors, le diable est-il dans l’abstrait, à défaut d’être dans les détails ? 

Peut-être bien ; mais je persiste à croire que l’Abstraction peut encore résoudre certains maux de l’époque. Comment ? En nous offrant un creuset où assembler de nouvelles idées.

A l’heure où les outils numériques accordent un accès illimité à l’information, nous semblons paradoxalement nous réfugier dans des bulles intellectuelles et sociales. La faute aux algorithmes, qui nourrissent et grossissent nos centres d’intérêt. La faute à une éducation assez spécialisée, que l’on souhaite concrète mais qui, en cherchant à nous placer dans une grande chaîne de valeur, peut parfois nous astreindre dans une simple chaîne d’assemblage. La faute, enfin, aux réflexes humains de (post)rationalisation du monde. La philosophe Gabrielle Halpern montre bien comment notre cerveau, pour des questions de survie, veut absolument ranger les informations dans des cases, quitte à ignorer inconsciemment ce qui n’y rentre pas.

Ici, faire un travail d’abstraction peut être un puissant outil de découverte et d'ouverture d'esprit. C’est même la base de l’interdisciplinarité, puisqu’elle permet d’identifier les plus petits dénominateurs communs entre des disciplines artistiques ou scientifiques a priori fort éloignées. Certains vont même plus loin et parlent de transdisciplinarité, dans laquelle on ne se contente d’échanger des concepts et méthodologies mais bien d’en créer de nouveaux entièrement. C'est ce même art de l'abstraction qui était au cœur des travaux de G.W.Leibniz, philosophe connu pour son extraordinaire curiosité et sa volonté de recroiser les savoirs. Les notes et analyses de ce véritable "homme universel" sont d'ailleurs si nombreuses et denses que les spécialistes n'ont pas fini de les recenser !

D’un point de vue plus quotidien et individuel, « faire abstraction » pour mieux reconnaître des motifs récurrents ou combiner des idées est un réflexe précieux, qui s’acquiert et s’entretient. En acceptant de se détacher du concret, on perçoit d’autant mieux le réel — à condition de ne pas se perdre en route !



lundi 19 avril 2021

Pourquoi les acteurs de la Beauté doivent se préparer à la montée de l’EthicTech

Diana Polekhina/Unsplash
Peu de secteurs sont désormais exempts de l’exigence de transparence des consommateurs et des citoyens. Ce phénomène est né de l’effet réciproque d’une défiance croissante vis-à-vis des grandes entreprises et d’une circulation plus rapide de l’information.

On ne saurait néanmoins parler de "transparence radicale" pour deux raisons. La première, c’est que pour garantir la transparence, il faut d’abord savoir ce que l’on cherche lorsque l’on achète quelque chose : s’intéresse-t-on en priorité aux conditions de travail, aux matières premières utilisées, aux processus de fabrication, aux modes de distribution, au partage de la valeur ? Les indicateurs seront différents et revêtiront une importance variable d’un individu à l’autre. La seconde, c’est qu’une fois arrêtés l’ordre de priorité et les indicateurs qui y sont associés, les sources de données demeurent souvent opaques ou incomplètes.

Néanmoins, cela pourrait changer avec l’accélération de ce que j’appelle l’EthicTech.

L’EthicTech désigne l’ensemble des technologies BtC d’aide à la décision afin de consommer en accord avec certains principes comme la préservation de l’environnement, l’utilisation d’ingrédients sains ou la garantie de bonnes conditions de travail.

Ces technologies sont généralement mobile-first et affichent leur objectivité en s’appuyant sur des bases de données publiques. Pour l’instant, leur clé d’entrée est souvent mono-critère, c’est-à-dire qu’elles n’analysent les produits qu’à travers une seule grille (ingrédients, bilan carbone, supply chain…), par souci de synthèse. Cependant, on peut s’attendre à l’émergence de services de notations multi-critères à l’avenir.

Le meilleur exemple d’EthicTech aujourd’hui, c’est bien sûr Yuka. En moins de 5 ans, cette application a conquis 20 millions d’utilisateurs et bousculé les chaînes de production des industriels agro-alimentaires français. Avec une interface simplifiée, une emphase claire sur un aspect de l’offre (ici, l’effet des ingrédients sur la santé), une base de données transparente et une posture incorruptible, Yuka a accéléré ce que les associations de défense des consommateurs, les nutritionnistes et les pouvoirs publics faisaient depuis des années.

La Beauté déjà très scrutée

Yuka n’est pas seule. L’industrie de la Beauté est particulièrement scrutée par l’EthicTech. Plusieurs applications et services aspirent aujourd’hui à séparer le bon grain de l’ivraie dans le domaine des cosmétiques : CosmEthics, INCI Beauty, Clean Beauty, Think Dirty, Mireille… Ces applis se concentrent sur un critère commun de notation : la "propreté" des produits.

Il faut dire qu’en matière de beauté "clean", pour la préservation de sa santé et de l’environnement, il y a une demande à satisfaire : 1 consommateur sur 2 (49,7%) dit préférer des produits de beauté plus naturels — un chiffre qui montre à 71,1% pour les individus les plus dépensiers de la catégorie (dentsu M1, 2020-2021).

Reste que dans le domaine de la Beauté, l’EthicTech est loin d’être stabilisée. Tout d’abord, la donnée demeure unidimensionnelle : toutes les applications sont construites sur la base de l’INCI (International Nomenclature of Cosmetic Ingredients), qui a l’avantage d’être un standard international obligatoire mais n’oblige pas à signaler les proportions des ingrédients. Au dessus de 1% de présence, les ingrédients doivent simplement être classés par ordre décroissant de concentration ; en dessous de 1%, pas de règle. Par ailleurs, les algorithmes d’analyse des produits sont encore souvent des boîtes noires, avec des résultats qui peuvent différer fortement d’une plate-forme à une autre. Un même mascara sera validé par une appli mais sera mis au ban par une autre. Enfin, l’expérience utilisateur laisse encore souvent à désirer, à cause d’interfaces peu lisibles.

Cela peut expliquer pourquoi aujourd’hui, il n’existe pas de « Yuka » de la beauté - alors même que Yuka elle-même peut scanner les produits cosmétiques ! Le marché semble fragmenté et les usages sont rares.

Reste que le travail de ces applications répond à de véritables attentes et chacune de leurs faiblesses est améliorable. Il faut ainsi s’attendre à une concentration du marché et l’émergence d’un ou deux acteurs de référence qui pourraient, à terme, bousculer les géants du secteur. Pour les groupes cosmétiques il faut donc dès à présent se préparer à l’avènement de l’EthicTech beauté.

Plateformes de découverte et d’affiliation

Il s’agit avant tout de ne pas se retrouver pris par surprise une fois la technologie devenue mainstream ; d’autant qu’être absent ou mal représenté sur ces plateformes pourrait renforcer la défiance vis-à-vis de certaines solutions ou marques : « si le produit n’est pas sur l’appli, c’est qu’on nous cache quelque chose ».

Par ailleurs, même pour les acteurs de la beauté présents et bien notés par ces applications, l’expérience consommateur peut être lissée : les SKU (références produits) ne sont pas toujours bien renseignées, les photos sont mal cadrées, les gammes de produits n’apparaissent pas clairement…

Vous me direz : « en même temps, pourquoi chercher à améliorer l’expérience de marque ; on n’est pas sur un site e-commerce... » Et je répondrais : en réalité, c’est déjà presque le cas! La plupart de ces applications renvoie à des sites marchands pour se procurer le produit scanné ou des alternatives plus clean. Ce faisant, elles sont à la fois des plateformes de découverte et d’affiliation, et s’intègrent nécessairement dans une stratégie marketing/com.

Si une appli EthicTech venait à s’établir comme un Yuka de la beauté, c’est-à-dire une plateforme de référence dont l’usage est un réflexe quotidien, elle deviendrait par la même occasion un formidable moteur d’émergence et recrutement pour les marques.

Pour les groupes cosmétiques, la montée de ces plateformes présente autant de risques que d’opportunités à anticiper.

Les risques d’abord. Si certains hero products s’avéraient mal notés, il faudrait à court terme redoubler de pédagogie pour expliquer les choix chimiques opérés et rassurer les consommateurs. A moyen/long terme, les formulations devraient être revues pour passer sous les fourches caudines des algorithmes.

En revanche, les marques disposant de produits déjà clean pourraient en profiter. Les entreprises vertueuses noueraient des partenariats d’affiliation ou de promotion avec ces applis pour s’affirmer comme l'alternative systématique aux produits controversés. Un moyen idéal d’émerger pour des acteurs niche ou pour renforcer son e-commerce pour des marques plus établies.

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Si cette transformation prendra plusieurs années, elle nécessite de surveiller dès aujourd’hui l’évolution du marché EthicTech. Elle implique également un important travail de rétro-ingénierie pour comprendre le modèle de chaque appli et le fonctionnement de leurs algorithmes afin de mieux y adapter son offre. Enfin, elle exige de faire collaborer de très nombreux métiers chez les fabricants : la R&D bien sûr, mais aussi le juridique, la communication ou le e-commerce… Ainsi, l’EthicTech pourrait être un vecteur d’accélération de la clean beauty, mais aussi de la transformation des entreprises elles-mêmes !