dimanche 22 septembre 2024

Dans la musique Pop, « simple » n’est pas toujours « simpliste »

 

(English version below)

Il y a quelques jours, je tombais sur ce débat sur X :

Le reproche adressé à « Espresso » fait écho à une critique récurrente de la musique pop : elle serait insipide et générique ; une médiocrité qui n’irait qu’en se renforçant depuis quelques années avec l’explosion du streaming et des réseaux sociaux.

Je me méfie des grands penseurs du “c’était mieux avant”. Cependant, cette impression de simplicité croissante de la pop a été confirmée par une récente étude publiée dans le journal Scientific Reports. Ses auteurs ont analysé un corpus de plus de 353.000 morceaux issus de 5 genres différents (rap, country, pop, R&B, rock) publiés entre 1970 et 2020. Leur conclusion est claire : les paroles se font en effet plus simples, avec des structures plus courtes et plus répétitives ainsi qu’une moindre diversité lexicale. L’étude montre en outre que plus les chansons sont simples plus elles sont populaires. Le phénomène serait notamment dû aux changements technologiques et leur impact sur les modes de diffusion et d’écoute de la musique. On savait que les morceaux tendaient à se faire plus courts pour mieux charmer leur public sur les plateformes ; on sait maintenant qu’ils se font aussi plus « basiques ».

Le verdict qui en découle serait aussi évident que déprimant — nous serions coincés dans un cercle vicieux où l’influence conjointe du capitalisme et de la disruption technologique entraînent un énorme « dumbing down », un nivellement par le bas de la qualité de la musique.

Cependant, une question demeure : si les morceaux se font plus simples, sont-ils pour autant moins bons ?

La Pop voyage léger

A mon sens, et pour faire écho au débat ci-dessus, la simplicité n’exclut pas l’extrême sophistication. Cela tient en particulier pour la Pop.

La Pop ne cherche pas l’art pour l’art : son objectif est de susciter et fixer des émotions. Pour maximiser son impact, elle doit maximiser son public. Cela implique de voyager, et pour aller loin, il vaut mieux voyager léger. D’où le recours au générique et au répétitif.

Faire générique, c’est faire en sorte que le message voyage le plus loin possible sans subir trop de distorsions. Dans son essai « Propaganda » publié il y a un siècle et toujours d’actualité, le publicitaire Edward Bernays conseillait de s’appuyer sur les structures mentales déjà existantes au sein du grand public pour renforcer l’efficacité de la communication. En d’autres termes : rien ne vaut un bon gros cliché qui tache pour faire passer un message plus profond. En musique, cela revient à parsemer ses paroles de phrases génériques comme « walking down the street » ou « breaking my heart ». Les artistes belges Charlotte Adigéry et Bolis Pupul ont d’ailleurs créé une chanson entière qui joue malicieusement sur ces poncifs musicaux. Son titre ? « Ceci n’est pas un cliché ».

Ce recours aux phrases prêtes-à-chanter est utile car il rend les paroles mémorables. Mieux : il fait gagner du temps aux artistes et permet d’aborder plus rapidement le coeur de leur propos.

Simplicité et sincérité

Mais au-delà de cette simplicité calculée ou affectée, impossible de ne pas souligner combien la grande Pop est souvent sincère et très premier degré. Prenez un groupe comme New Order, que l’on ne saurait accuser de complaisance commerciale. Difficile de ne pas trouver les paroles d’un chef d’oeuvre comme « Thieves like us » (1984) franchement bêtasses :

Oh, it’s called love

Yes, it’s called love

Oh, it’s called love

And it belongs to us

Oh, it dies so quickly, it grows so slowly

But when it dies, it dies for good

It’s called love

And it belongs to everyone but us

(…)

Oh, love is found in the east and the west

But when love is at home, it’s the best

Love is the cure for every evil

Love is the air that supports the eagle

Et si le puissant sentiment de cringe que l’on ressent à l’écoute de ces mots n’était pas aussi la marque que nous sommes blasés ?

Dans un monde littéralement désespéré que l’on appréhende plus que jamais à la troisième personne, à travers les plateformes sociales ou son reflet sur Microsoft Teams, le premier degré n’est pas cool. Il faut ironiser, mettre en abyme, « avoir la ref » pour montrer aux autres que l’on a accès à la gnose. Même les conspirationnistes les plus stupides sont persuadés de « lire à travers les lignes » ce que la masse ne voit pas.

En 2015, le rédacteur en chef culture de Slate Forrest Wickman publiait un papier intitulé Against Subtelty, qui m’a beaucoup marqué. Il y célébrait les oeuvres injustement décrites comme bourrin, grossières, trop évidentes. Pour Wickman, chercher la subtilité à tout prix est contre-productif si l’on souhaite avoir de l’impact. Près de dix ans plus tard, la pop continue de se faire toujours plus simple mais pas forcément simpliste.

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ENGLISH VERSION

A few days ago, I stumbled upon this debate on X:

The criticism directed at “Espresso” echoes a recurring critique of pop music: it is held to be bland and generic; a mediocrity that has only worsened in recent years with the rise of streaming and social media.

I am always cautious with great thinkers claiming “everything was better before.” However, the growing sense that pop is becoming simpler was confirmed by a recent study published in Scientific Reports. Its authors analysed a corpus of over 353,000 tracks from five different genres (rap, country, pop, R&B, rock) released between 1970 and 2020. Their conclusion is clear: lyrics have indeed become simpler, with shorter, more repetitive structures and less lexical diversity. The study also shows that the simpler the songs, the more popular they tend to be. This phenomenon is notably linked to technological changes and their impact on how music is produced and consumed. It was already known that songs were getting shorter to better appeal to platform audiences; now we know they are also becoming more “basic.”

The diagnosis seems both obvious and appalling — we are supposedly caught in a vicious circle where the combined influence of capitalism and technological disruption is leading to a massive “dumbing down” of music quality. However, one question remains: if songs are getting simpler, does that necessarily make them worse?

Pop music travels light

In my view, and echoing the debate above, simplicity does not exclude extreme sophistication, especially with Pop music.

Pop does not seek art for art’s sake: its goal is to evoke and capture emotions. To maximise its impact, it must first maximise its audience. This means it has to travel, and to travel far, it’s always best to travel light. Hence the use of the generic and the repetitive…

Being generic means ensuring that the message travels as far as possible without losing too much along the way. In his essay Propaganda, published a century ago and still relevant today, the publicist Edward Bernays advised tapping into the public’s pre-existing mental structures to make communication more effective. In other words: nothing works better than a good ol’ cliché to get a deeper message across. In music, this translates to filling lyrics with generic phrases like “walking down the street” or “breaking my heart.” The Belgian artists Charlotte Adigéry and Bolis Pupul even built an entire song on these hackneyed phrases. The title? “Ceci n’est pas un cliché.” This use of ready-to-sing phrases is effective because it makes the lyrics memorable. Even better: it saves the artist time and allows them to get to the heart of their message more quickly.

Of simplicity and sincerity

But beyond this calculated simplicity, it’s impossible not to acknowledge how great pop music is often sincere, earnest, in short basic. Take a band like New Order, who could never be accused of commercial complacency; it’s hard not to find the lyrics of a masterpiece like “Thieves Like Us” (1984) frankly dumb:

Oh, it’s called love

Yes, it’s called love

Oh, it’s called love

And it belongs to us

Oh, it dies so quickly, it grows so slowly

But when it dies, it dies for good It’s called love

And it belongs to everyone but us

(…)

Oh, love is found in the east and the west

But when love is at home, it’s the best

Love is the cure for every evil

Love is the air that supports the eagle

But what if the overwhelming feeling of cringe we feel when listening to these words isn’t also a sign that we’ve become terminally jaded?

In a literally desperate world which is more and more perceived in the third person view, via social media platforms or one’s own reflection on Microsoft Teams, earnestness is certainly not cool. We must be ironic, self-referential, and in quote-unquote mode to show others we have accessed some higher gnosis. Even the most foolish conspiracy theorists believe they can “read between the lines” what the masses cannot see.

In 2015, Forrest Wickman, the culture editor at Slate, published an article titled Against Subtlety, which haunts me ever since. He celebrated works often unjustly described as heavy-handed or too obvious. For Wickman, striving for subtlety at all costs is counterproductive if you want to have an impact. Nearly ten years later, Pop continues to grow simpler but not necessarily simplistic.



mercredi 10 janvier 2024

Proust, Shakespeare : éloge de la fuite — et du retour

 


Ces dernières semaines, le hasard m’a poussé dans les pages de deux livres étonnamment, intimement liés : Proust, roman familial de Laure Murat et William de Stéphanie Hochet.

Dans Proust, roman familial, l’historienne Laure Murat entreprend une relecture d’A la recherche du temps perdu comme un texte à clés pour comprendre son milieu d’origine, qu’elle a renié. C’est un essai étincelant, doux-amer et délicat, sur les classes sociales et la littérature.


Dans William, Stéphanie Hochet explore quant à elle sa relation à sa famille à travers la figure fantasmée du jeune William Shakespeare avant qu’il ne devienne le Barde ; sept années d’apprentissage et d’itinérance à travers l’Angleterre dont on n’a aucune trace. C’est un bel objet hybride, où la plume de Stéphanie Hochet oscille entre le romanesque truculent (ses descriptions du Londres grouillant du 16e siècle) et le grave de l’autobiographie, lorsqu’elle parle d’une enfance sous emprise.


Ces deux oeuvres publiées en même temps présentent une troublante proximité car leurs autrices s’y appuient sur les classiques pour mieux se raconter elles-mêmes. Murat et Hochet viennent de milieux diamétralement opposés — la haute aristocratie pour l’une, la classe moyenne communiste pour l’autre — mais toutes deux ont vécu leurs premières années en vase clos avant d’utiliser les Lettres pour s’en extirper. 

On retrouve chez elles le même besoin de s’exiler loin d’une famille oppressante, en Californie pour Murat, en Ecosse pour Hochet, les mêmes difficultés à faire accepter son homosexualité à ses parents et bien sûr la même émancipation par l’art, aux côtés d’auteurs souvent considérés comme ardus ou empesés.


Si Proust, roman familial et William sont indéniablement deux éloges de la fuite, ils constituent aussi un éloge du retour, car leurs autrices y réexaminent leurs plaies à la lumière de la littérature. Comme un filtre révélateur, relire des classiques, c’est se relire soi-même.