lundi 21 décembre 2020

Les perce-oreilles : ce qui se cache derrière les incipit des plus grandes chansons

J.Farber/Unsplash

Par où commencer ? C’est toute la question d’un texte sur les incipit.Nous connaissons tous, au moins confusément, ce concept. Incipit signifie en Latin « cela débute » : ce sont les premiers mots d’un livre. Certains sont restés culte, comme ceux de L’Etranger ou d’A la recherche du temps perdu. Un petit essai gourmand, L’Enigme des premières phrases, y a même été consacré par le critique littéraire Laurent Nunez il y a quelques années.

Pour les lecteurs, l’incipit est un seuil que peu s’aventurent à franchir réellement. Pour les écrivains, c’est un plongeoir dont on n’ose sauter, une petite phrase qui se doit d’être si parfaite qu’on préfère parfois l’idéaliser ou la polir, polir, polir jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

Cependant, l’incipit n’est pas l’apanage des seuls romans. Partout où l’on rompt le silence, où l’on noircit une page vierge, naissent des incipit.

Dans un monde accéléré où l’esprit est en état de siège permanent, on voit ainsi émerger une véritable industrie autour de ces précieux premiers mots, qui dépasse largement la sphère artistique. On cherche donc des pick up lines pour charmer son interlocuteur sur les applis de rencontre et des ice-breakers pour ouvrir des séminaires d’entreprise. On copie/colle des formules toutes prêtes dans ses lettres de motivation ou dans sa biographie Twitter. On applique religieusement les consignes des gourous du marketing pour peaufiner ses premières slides Powerpoint et l’on s’inspire des grands tribuns pour entamer nos discours.

Accrocher l’oreille le plus vite possible

Les incipit les plus fascinants se trouvent sans doute dans la musique populaire. En effet, les premiers mots d’une chanson doivent être de véritables « perce-oreilles » : il faut accrocher l’auditeur le plus vite possible car lorsqu’on chante, on n’a pas le loisir de centaines de feuillets pour dérouler sa petite histoire.

Cette course à « l’intro qui frappe » n’a jamais été aussi vitale à l’époque de l’économie de l’attention et du tout-numérique. Il est avéré que le streaming et les réseaux sociaux affectent les formats musicaux et les méthodes de composition. Par exemple, une plateforme comme TikTok favorise les morceaux dotés de grosses ruptures stylistiques (une punchline suivie d’un bass drop), car cela offre davantage de prises aux utilisateurs pour créer leurs chorégraphies. De même, certains artistes telle Charli XCX assument désormais une approche pragmatique en raccourcissant leurs morceaux et, surtout, en les faisant démarrer beaucoup plus tôt afin d’éviter de perdre leur auditoire. En 2021, un bon incipit musical doit être toujours « plus rapide, plus haut plus fort. »

Les incipit musicaux sont aussi passionnants à étudier car, associés à quelques notes bien senties, ils laissent une trace mémorielle décuplée. N’importe quel individu ayant été étudiant entre 2005 et 2015 se mettra à hurler à l’écoute des premières secondes de I Gotta Feeling des Black Eyed Peas. N’importe quelle personne née avant 1992 verra défiler sous ses yeux des images de liesse en entendant quelques notes de piano puis « First I was afraid, I was petrified ». Et n’importe quel animateur de bal sait qu’il ne clora pas sa nuit sans passer par « Terre brûlée au vent, des landes de pierre…» Qu’on les aime ou non, le pouvoir évocateur de ces premières secondes est incomparable, et ce d’autant plus qu’elles rythment notre vie sociale. Seul, on les chantonne ; ensemble, on les entonne.

Cette facilité à être coupés, remixés ou détournés donne un caractère fondamentalement démocratique aux incipit musicaux. Associés au rayonnement de l’industrie musicale et audiovisuelle, ils constituent un médium d’une puissance rare.

Enfin, les incipit musicaux en disent souvent long sur le morceau qui les suit, mais aussi sur ceux qui les écrivent et les interprètent. Plus qu’une entame d’histoire, ils portent leur propre histoire. Aussi, j’ai souhaité en sélectionner quelques-uns pour les analyser, le temps d’une écoute ou deux. Un exercice en plusieurs parties, 100% subjectif et personnel, qui j’espère vous plaira.

Musique !

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« I heard there was a secret chord that David played and it pleased the lord, but you don’t really care for music, do ya? »

(Hallelujah, Leonard Cohen, 1984)


Ah, « Hallelujah » ! Une chanson universelle, reprise par tous et partout, dans les mariages comme dans les couloirs de métro ou les crochets télévisés. J’ai toujours eu le sentiment d’un petit malentendu vis-à-vis de ce chef d’œuvre, que l’on devine dès son incipit.

La première partie de la phrase semble tout à fait dans le canon religieux (« I heard there was a secret chord that David played and it pleased the lord »). Fermez les yeux : on sent immédiatement l’odeur des murs centenaires humides, le bois des bancs qui ploie sous les genoux, le filet de lumière qui perce les vitraux. Sauf que l’ambiance liturgique s’effondre immédiatement en fin de phrase avec ce « but you don’t really care for music, do ya? » plus terrien et plus dur. Mais qui est cette personne qui ne s’intéresse pas à la musique, alors même que le poète canadien lui pousse la chansonnette ?

Il y a une locution latine qui dit « in cauda venenum » ou « dans la queue le venin ». Il s’agit d’un procédé rhétorique qui consiste à démarrer un texte doucement, innocemment, pour mieux surprendre l’auditoire avec des paroles cruelles. Si « Hallelujah » saisit les foules par sa charge poétique et confine à la musique sacrée, on trouve aussi beaucoup d’amertume dans cette chanson au sujet d’une relation difficile, qui peut être autant une histoire entre deux personnes qu’avec Dieu lui-même. La légende voudrait que Leonard Cohen ait mis des années à écrire cette chanson, qui comptait à l’origine jusqu’à 80 couplets — c’est dire la douleur qui transparaît dans la voix de celui qui s’époumone malgré tout à rendre grâce !

Comme les textes religieux auxquels elle emprunte, « Hallelujah » est devenue en une trentaine d’années sujette à interprétation voire à exégèse. Le morceau compte plus de 300 reprises officielles enregistrées, avec des approches qui mettent tantôt l’emphase sur le spirituel, tantôt sur le temporel. De même, certaines versions sont très intimes, tandis que d’autres sont destinées aux stades. Certaines portent enfin un sous-texte moral, d’autres franchement charnel. Et ce qui est génial, c’est que tout fonctionne ! On le voit dès son incipit : « Hallelujah » est un classique car elle est monumentale mais pas monolithique.

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« Looking at it now, it all seems so simple. »

(Out of the Woods, Taylor Swift, 2014)

 

« Avec le recul, cela paraît si simple. » déclare Taylor Swift, avant d’enchaîner sur la description d’une relation amoureuse dont elle ne parvenait pas à dessiner les contours (je vous épargne les détails people) et qui a fini par imploser. « Out of the Woods » est à l’image de son incipit : truffée d’ironie dramatique, un procédé littéraire que l’on retrouve dans les tragédies dont les spectateurs connaissent la fin mais pas les protagonistes. En effet, bien que le morceau aligne plusieurs vignettes touchantes sur la construction d’un couple, on comprend assez vite que l’histoire d’amour était condamnée dès le départ.

Taylor Swift se distingue des autres stars de la pop américaine à travers un style d’écriture à la fois très candide et très sophistiqué. Elle fait un usage soutenu de figures de style complexes et attache une importance particulière au vocabulaire — elle déclarait il y a peu dans une interview croisée aux côtés de Paul McCartney qu’elle tenait des carnets de mots qui lui plaisaient par leur consonance ou leur sens profond. Néanmoins, cette préciosité s’accompagne de beaucoup de premier degré : pas d’histoires cryptiques, des émotions tranchées et de formules simples. Les plus snobs n’ont pas manqué de lui reprocher cet apparent manque de profondeur ; mais qu’attend-on au juste de la musique populaire, si ce n’est qu’elle soit franche et parle à tous ? La grande pop est comme l’incipit de « Out of the Woods » : plus l’histoire est compliquée, plus elle doit paraître simple.

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« Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. »

(La Bohème, Charles Aznavour, 1965)

 

Avec « La Bohème », Aznavour compose bien sûr un standard de la chanson internationale mais décroche aussi le Graal de tout artiste populaire : faire entrer une expression directement dans le langage. Depuis près de 60 ans, les « moins de vingt ans » ne peuvent plus connaître grand-chose…

« La Bohème » c’est l’histoire d’un paradis perdu, celui du Montmartre des artistes maudits. Le truc, c’est qu’Aznavour lui-même n’a pas pu connaître ce Montmartre-là ! A la sortie du morceau, il a certes la quarantaine mais décrit une société disparue depuis au moins cinquante ans. La butte s’est structurée sous le Second Empire, d’abord sous la forme du « maquis » (ce que l’on appellerait aujourd’hui un bidonville), avant de constituer progressivement en village populaire ouvert aux créateurs. Cependant, la gentrification existait aussi à la Belle Epoque, et bientôt les promoteurs ont construit à Montmartre de riches villas et avenues tirant parti des vues sur la capitale. Dans la première moitié du vingtième siècle, l’effervescence artistique s’est déjà déplacée au sud de Paris, dans les quartiers Montparnasse et Montsouris. C’est notamment là que Henry Miller et Ernest Hemingway écriront et situeront Tropique du Cancer ou Le Soleil se lève aussi.

Charles Aznavour n’a jamais nié que cette chanson renvoie en partie à un fantasme. Le concept-même de « Bohème » est d’ailleurs une pure construction intellectuelle, associée à des populations nomades qui fascinaient les Français et cristallisée dans son acception actuelle sous la plume des auteurs romantiques, dans la première partie du XIXe siècle. La chanson « La Bohème » entretient donc cette idée d’une petite société de génies crève-la-faim, insoumis et incompris. Mais un fantasme peut se révéler fécond, et celui-ci continue d’inspirer des millions d’amateurs d’art et de créateurs, qu’ils aient plus ou moins de vingt ans. Un incipit intemporel pour un mythe éternel.

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« Mel, assieds-toi faut que je te parle, j’ai passé ma journée dans le noir. »

(Confessions nocturnes, Diam’s ft. Vitaa, 2006)

 

Pour les gens de ma génération, impossible d’oublier la formule « assieds-toi faut que je te parle » qui débute les « Confessions nocturnes » de la rappeuse Diam’s. Un dialogue haletant digne d’un film (à grosses ficelles) qui se poursuit six minutes durant, à mesure que Vitaa et son amie s’enfoncent dans la découverte des mensonges de leurs mecs respectifs. L’incipit plante ici le décor et embarque immédiatement l’auditeur dans une micro-tragédie qui dure le temps d’une nuit. Le caractère cinématographique du morceau est renforcé par le clip conçu en parallèle : une traversée de la région parisienne sous une pluie battante, qui se finit sur la place de la Concorde au petit matin. Le déroulé est si parfait que Michaël Youn et Pascal Obispo n’en changeront (quasi) rien pour leur parodie « Mauvaise foi nocturne » parue l’année suivante.

« Confessions nocturnes » rappelle les chansons-saynètes en vogue dans le rap français au tournant des années 90/2000 : « Bye Bye » de Menelik, « Ghetto Sitcom » de Disiz La Peste, « Hold Up » de 113 ou encore « J’voulais » de Sully Sefil. On peut aussi voir un équivalent américain dans le « Stan » d’Eminem. Autant de morceaux qui content une histoire, avec plusieurs personnages, plusieurs séquences et surtout un début et une fin. Autant dire que l’on revient ici à l’essence-même de l’incipit : saisir le lecteur, l’auditeur, bref : le spectateur.

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« I read the news today, oh boy. »

(A Day in the Life, The Beatles, 1967)


Si l’on se fie à son titre et son incipit très oral voire familier, « A Day in the Life » traite du train-train quotidien, comme lire tranquillement les faits-divers de la veille entre deux cuillères de porridge ou courir après son bus.

Bon, évidemment, il n’en est rien : on est face au morceau le plus ambitieux d’une discographie déjà très ambitieuse. Ses premiers mots, « I read the news today, oh boy », sont ainsi doublement intéressants.

D’abord, la formule sera déclinée à chaque ouverture de couplet de Lennon, comme une sorte d’anaphore qui renforce l’impression d’une vie répétitive, routinière.

Surtout, elle renvoie à la lecture du Daily Mail (un journal populaire cité dans un autre morceau des Beatles, « Paperback Writer »), dont Lennon semble découper des passages pour les réarranger de manière surréaliste. Car le maître-mot de « A Day in the Life », c’est bien le collage.

Collage d’entrefilets issus de quotidiens : la disparition de Tara Browne dans un accident de voiture, les 4000 nids de poule dans la chaussée de Blackburn…

Collage sonore, avec l’utilisation de techniques d’enregistrement très avancées pour l’époque — le fameux glissando apocalyptique, la boucle sonore flippante qui devait se déclencher par surprise à la toute fin du 33T…

Collage littéraire, enfin, puisque « A Day in The Life » est la réunion de deux morceaux que tout semble séparer. Le début et la fin de la chanson sont bien sûr signés Lennon : des paroles absurdes, une voix endormie et un max de réverbération bien psychédélique. Enchâssé au milieu, le couplet de McCartney est ostensiblement terre-à-terre : voix cristalline et anecdotes modestes. La juxtaposition ne s’est pas faite facilement — la chanson dure un peu plus de 5 minutes mais aura nécessité 34 heures d’enregistrement cumulées — mais le patchwork fonctionne de manière miraculeuse et montre que le quotidien peut être tour à tour simple, dramatique ou onirique. Oh boy !

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