Trop
nostalgique et trop simpliste, la tribune au vitriol de Ian Leslie
rappelle néanmoins combien la publicité reste un art subtil et fragile
Ces
derniers jours, une tribune-fleuve signée Ian Leslie a fait le tour des
médias sociaux. Et pour cause : ce papier au vitriol, intitulé « How the mad men lost the plot »,
déplore la fin de la « grande publicité ». Pour Leslie, les annonceurs
et leurs agences se seraient fourvoyés ces quinze dernières années,
leurrés par les promesses de ROI et d’interactivité des supports
numériques.
La
thèse de Leslie est intéressante en ce qu’elle suscite le débat et fait
écho à une opinion de plus en plus répandue — ou de plus en plus
audible — chez les directeurs marketing. Et si, finalement, le Digital
n’était qu’un miroir aux alouettes qui nous a conduit à oublier les
fondements-mêmes de ce qui fait une belle campagne ?
Cependant, cet article me semble extrêmement simpliste.
Tout
d’abord, il est trop empreint de nostalgie pour un supposé « âge d’or
de la publicité » qui se serait étiré des années 70 aux années 90.
Décidément, les périodes fastes sont toujours derrière nous, pas de
bol ! Pour appuyer ses propos, Leslie rapporte avec gourmandise ceux de
la légende de la pub Jeff Goodby, qui aurait trouvé le dernier festival
des Cannes Lions ennuyeux et comparable à un salon dédié aux professionnels de la couverture.
J’ai eu la chance de me rendre à Cannes cette année, où j’ai pu
assister à la « conférence » donnée par Goodby et son associé Rich
Silverstein. En lieu et place d’une keynote inspirante, le public a eu
droit à une discussion de trois quarts d’heure durant laquelle les deux
compères ont tranquillement descendu une bouteille de vin en enchainant
les anecdotes sur leurs exploits passés. C’était sympathique mais
paresseux. Jeff Goodby incarne un modèle de publicité que nous aimons
tous : de la folie, des « big ideas » vraiment « big » et des ambitions
plus grandes encore. C’est ce même modèle qui a pu nous pousser à
envisager une carrière dans la publicité. Mais c’est un modèle voué à se
transformer, qui est désormais défendu par une génération de pubards un
peu trop accrochés à leurs souvenirs.
Par
ailleurs, le papier de Ian Leslie est un véritable panégyrique à la
Télévision. Et les panégyriques sont rarement tout à fait honnêtes…
Certes, la TV demeure encore aujourd’hui le média le plus puissant et
l’un des plus ROIstes. Mais le petit écran décrit par Leslie, c’est
celui de la publicité « I’d like to teach the world to sing » lancée en
1971 par Coca-Cola, celui du Superbowl ou celui des publicités de Noël
de John Lewis. Commençons par comparer les meilleures audiences Nielsen aux Etats-Unis en 1971–1972 et celles de 2014–2015 :
La
part de marché des plus grosses émissions a été divisée par trois en
quarante ans ! Aujourd’hui, la fragmentation des publics rend plus
difficile la création et la diffusion de méga-campagnes comme celles que
regrette Leslie.
Par
ailleurs, si le Superbowl continue de rassembler plus de 100 millions
de personnes par édition, son caractère totémique vient justement du
fait qu’il n’a lieu qu’une fois l’an — et qu’il s’agit bien du seul
moment où les téléspectateurs regardent volontairement des spots qui ont
été créés pour l’occasion… De
même, le succès de John Lewis est indéniable mais il est entièrement
construit sur la période des fêtes, courte et propice aux dispositifs
médias spectaculaires. La chaîne de grands magasins a investi quelque 7
millions de Livres en média sur cette seule campagne ! Autant dire que
la télé de Ian Leslie est au mieux une rareté, au pire un lointain
souvenir…
Par
ailleurs, Leslie souligne que 87% de l’écoute TV se ferait en live au
Royaume-Uni. C’est peut-être vrai, mais c’est passer sous silence les
13% restants et ignorer les bouleversements actuels des usages TV, qui
se font de plus en plus délinéarisés et individuels. On s’oriente
probablement vers un monde TV à deux vitesses : une immense majorité de
programmes regardés « à la carte » et une poignée de programmes
événements capables de réunir de larges audiences au même moment, et au
même endroit, qui se feront de plus en plus rares et convoités par les
annonceurs.
Autre
problème : pour appuyer son réquisitoire anti-Digital, Ian Leslie
s’appuie sur les recherches du professeur Byron Sharp, qui a montré dans
son essai How Brands Grow que
les marques ont, contre toute attente, intérêt à essayer de recruter
très largement des acheteurs occasionnels plutôt que de tout miser sur
leurs consommateurs fidèles. Pour Leslie, les supports numériques sont
incapables de recruter de manière large puisqu’ils s’adressent aux
personnes déjà clientes ou du moins déjà intéressées par le produit.
Cette affirmation est particulièrement surprenante lorsque l’on connaît
l’incroyable variété des leviers numériques. Bien évidemment, une
recherche Google ne sert pas vraiment à faire de la présence à l’esprit.
Mais quid d’une campagne sur Instagram, d’un habillage événementiel
d’une homepage ou d’une vidéo en pré-roll, calibrés en fonction du
profil de l’utilisateur ? Réduire le rôle du Digital à « entretenir la
relation avec le consommateur existant » est un peu grossier.
Au-delà,
Leslie montre que la publicité TV revient à « gaspiller de l’argent
pour mieux en gagner », c’est-à-dire à adresser un message à une cible
bien plus large que les vrais acheteurs potentiels en misant sur des
retombées futures. C’est une démonstration assez juste mais qui pourrait
très bien s’appliquer aux pages Facebook que l’auteur voue pourtant aux
gémonies. Sur les 94 millions de fans de Coca-Cola, peu sont de
véritables « fans » achetant tous les jours une bouteille de deux
litres. En revanche, beaucoup sont des consommateurs occasionnels
exposés de temps à autres à un message de la marque.
Enfin,
en opposant frontalement Digital et Télévision, Ian Leslie reste bloqué
sur un modèle publicitaire en silos dans lequel les campagnes ne sont
jamais intégrées. Un véritable non-sens en 2015, où les points de
contacts sont plus que jamais connectés entre eux et se complètent. Une
campagne TV comme « Man on the moon »
de John Lewis, qui succède à « Monty the Penguin », a d’abord été
lancée sur Youtube et Facebook, où elle cumule plus de 17 millions de
vues en moins d’une semaine. Et la marque a pris soin de l’accompagner
d’une application pour smartphone et de nombreuses actions sur les réseaux sociaux…
***
On le voit : la tribune de Ian Leslie est très fragile par de nombreux aspects. En revanche, elle vise très juste sur un point.
Ce
point, c’est que la mesure parfaite de la publicité n’existe pas. Cela
fait des décennies que les marketeurs tentent de comprendre ce qui
marche ou ne marche pas en publicité grâce à diverses techniques :
observation des comportements des consommateurs, sondages, économétrie,
neurosciences et plus récemment l’analyse à grande échelle des données
numériques. Avec plus ou moins de succès… La révolution numérique, et a fortiori celle
des Big data, porte une nouvelle fois l’espoir d’une publicité érigée
en science exacte et infaillible. Néanmoins, et comme le souligne
l’auteur, il est impossible d’atteindre un telle objectivité car la
publicité est soumise à bien trop de facteurs humains et donc
subjectifs.
Au-delà,
si la quête d’instruments de mesure toujours plus précis est
nécessaire, elle doit rester un moyen plus qu’une fin. En effet, céder
au sirènes de la pure technique, c’est risquer la destruction de valeur
et s’exposer tôt ou tard à être dépassé par un concurrent plus malin,
plus souple et plus rapide…
Par
ailleurs, tout miser sur la technique pousse aussi à faire des choix
stratégiques court-termistes et instables. Or, construire une marque et
lui donner une place dans le quotidien des consommateurs prend du temps
et exige beaucoup de patience. Réduire une stratégie publicitaire aux
seuls outils de mesure en temps réel nuit à la cohérence de marque et
donc, sur le long terme, à son business. En d’autres termes, la
publicité ne doit pas chercher à être une science de l’instant et
accepter qu’elle tient plus de l’artisanat, avec sa part de faiblesses
mais aussi sa part de beauté.
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