Après
cinq semaines de confinement, vous avez déjà pu lire des dizaines de
tribunes, interviews ou essais sur « le monde d’après ». En temps de
crise, le don de prescience semble être la chose du monde la mieux
partagée : les experts se succèdent sur les plateaux, les responsables
politiques de tous bords reformatent leurs discours et les
collapsologues sortent du bois.
A chacun son monde d’après
Mais
comment prévoir l’issue d’une situation que personne ou presque
n’imaginait il y a encore six mois ? La plupart des prédictions est au
mieux simpliste, au pire malhonnête. Comme le soulignait récemment
l’économiste Dani Rodrick dans une tribune publiée dans Les Echos,
beaucoup de projections des effets de la crise actuelle portent en
elles un important biais cognitif appelé « biais de confirmation » : on
voit naturellement dans les événements une validation de sa vision du
monde, quelle qu’elle soit.
Mais
sans même parler d’un quelconque agenda politique, nombre d’analyses
demeurent sincères mais partielles, tout simplement car il est encore
bien trop tôt pour tirer des conclusions. Comme l’écrivait Hegel, « La chouette de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule ».
Autrement dit, le temps de l’étude philosophique ou sociologique est
inévitablement en décalage avec celui de l’action. Si nous devions
véritablement basculer dans le monde d’après, nous ne le comprendrions
qu’a posteriori.
Enfin,
parler d’un monde « d’avant » et d’un monde « d’après », c’est
accréditer en filigrane l’idée d’un hiatus clair, ce qui est rarement le
cas. L’Histoire peut bien sûr retenir une date marquante mais elle est
souvent la partie émergée et symboliquement chargée de phénomènes plus
profonds, subtils et anciens. On se souvient du 9 novembre 1989 mais
l’on comprend aussi l’extrême complexité des forces géopolitiques,
économiques ou sociologiques qui y ont mené durant plusieurs années.
C’est la raison pour laquelle des moments aussi historiques ne peuvent
être compris que longtemps après.
Cela
ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de conjectures sur demain.
Après tout, tenter de déchiffrer son environnement pour mieux s’y
adapter est un réflexe de survie. Cependant, il faut rester conscients
de nos limites et se borner soit à prolonger certains phénomènes
déjà largement à l’œuvre, soit à échafauder plusieurs « scénarios types
» bien distincts. Bref, un bon futurologue est un futurologue qui
minimise les risques.
Eviter les prophéties auto-réalisatrices
Reste
qu’une petite partie de nos prévisions peut se révéler vraie ; non
parce que nous voyons juste, mais parce qu’en y croyant collectivement,
on finit par influencer la réalité — et pas toujours pour le mieux.
Nous
connaissons tous le concept de « prophétie auto-réalisatrice », parfois
présenté sous la forme du Théorème de Thomas, du nom des sociologues
Dorothy et William Thomas : « Si les hommes pensent une situation comme réelle, alors elle est réelle dans ses conséquences ».
En d’autres termes : il suffit de croire à un phénomène pour qu’il se
produise réellement. Cela s’applique dans bien des domaines, de la
réservation de billets de train à Noël (« vite, si je ne réserve pas tout de suite, je n’aurai pas de place ») au sport (« mon équipe reçoit à domicile donc on va gagner ») ou à la politique (« même si elle n’a aucune expérience politique, cette personne est présidentiable »).
Surtout,
les prophéties auto-réalisatrices sont particulièrement puissantes en
économie, où l’anticipation des acteurs (ménages, entreprises,
investisseurs) est centrale dans le fonctionnement d’un marché. Si les
individus, les chefs d’entreprises ou les banques sont convaincus que
l’économie restera a minima stable, voire qu’elle
continuera de croître dans les mois ou années à venir, alors ils
consommeront et investiront. Ce faisant, ils permettront à l’économie de
rester stable voire de croître. A l’inverse, s’ils estiment que
l’activité va ralentir, ils reporteront au lendemain leurs achats,
thésauriseront, embaucheront moins… et l’activité ralentira aussitôt. Un
peu comme un vélo qui ne tient debout que lorsque l’on pédale : le plus
important n’est pas tant sa vitesse que le fait qu’il soit en équilibre
et aille de l’avant.
Or,
lorsqu’il s’agit de la crise actuelle, force est de constater que la
confiance dans « le monde d’après » est assez fragile, pour dire le
moins… Toutes les prévisions sont catastrophiques et les Cassandre se
bousculent au portillon car le pessimisme spectaculaire est toujours
plus vendeur que le réalisme modéré. Dans ce contexte, difficile de se
projeter dans l’avenir. Si l’on se fie aux experts, on a l’impression
d’être aujourd’hui à l’abri dans un bunker anti-atomique dont la sortie
révèlera un monde extérieur désolé. Autant continuer à se terrer !
Le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau disait ce weekend dans Le Monde
que les Français étaient en train de constituer un réservoir d’achat en
économisant de manière forcée, car confinés. Selon lui, cette manne
pourrait être en partie réinvestie une fois la situation sanitaire
apaisée, ce qui contribuerait à relancer l’économie. Mais pour cela, il
faudrait que les Français eux-mêmes aient le sentiment que la situation
économique ne se dégradera pas davantage. Pourquoi liquiderais-je mon
petit matelas alors même que tous les médias répètent à l’envi que les
12 à 18 prochains mois vont être terribles ? Certes, l’optimisme forcé
serait une faute, mais on voit combien des analyses superficielles et
radicales risquent aussi de façonner la réalité pour le pire.
Humilité et prudence
En
résumé, il nous faut impérativement faire preuve d’humilité quant à ce
que l’on ne maîtrise pas dans l’avenir — en l’occurrence, beaucoup de
choses.
Mais
il nous faut également redoubler de prudence quant à ce que l’on peut
influencer par nos mots, afin de ne pas précipiter et amplifier de
catastrophes qui restent en partie une question de pure confiance
collective.