lundi 21 décembre 2020

Les perce-oreilles : ce qui se cache derrière les incipit des plus grandes chansons

J.Farber/Unsplash

Par où commencer ? C’est toute la question d’un texte sur les incipit.Nous connaissons tous, au moins confusément, ce concept. Incipit signifie en Latin « cela débute » : ce sont les premiers mots d’un livre. Certains sont restés culte, comme ceux de L’Etranger ou d’A la recherche du temps perdu. Un petit essai gourmand, L’Enigme des premières phrases, y a même été consacré par le critique littéraire Laurent Nunez il y a quelques années.

Pour les lecteurs, l’incipit est un seuil que peu s’aventurent à franchir réellement. Pour les écrivains, c’est un plongeoir dont on n’ose sauter, une petite phrase qui se doit d’être si parfaite qu’on préfère parfois l’idéaliser ou la polir, polir, polir jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien.

Cependant, l’incipit n’est pas l’apanage des seuls romans. Partout où l’on rompt le silence, où l’on noircit une page vierge, naissent des incipit.

Dans un monde accéléré où l’esprit est en état de siège permanent, on voit ainsi émerger une véritable industrie autour de ces précieux premiers mots, qui dépasse largement la sphère artistique. On cherche donc des pick up lines pour charmer son interlocuteur sur les applis de rencontre et des ice-breakers pour ouvrir des séminaires d’entreprise. On copie/colle des formules toutes prêtes dans ses lettres de motivation ou dans sa biographie Twitter. On applique religieusement les consignes des gourous du marketing pour peaufiner ses premières slides Powerpoint et l’on s’inspire des grands tribuns pour entamer nos discours.

Accrocher l’oreille le plus vite possible

Les incipit les plus fascinants se trouvent sans doute dans la musique populaire. En effet, les premiers mots d’une chanson doivent être de véritables « perce-oreilles » : il faut accrocher l’auditeur le plus vite possible car lorsqu’on chante, on n’a pas le loisir de centaines de feuillets pour dérouler sa petite histoire.

Cette course à « l’intro qui frappe » n’a jamais été aussi vitale à l’époque de l’économie de l’attention et du tout-numérique. Il est avéré que le streaming et les réseaux sociaux affectent les formats musicaux et les méthodes de composition. Par exemple, une plateforme comme TikTok favorise les morceaux dotés de grosses ruptures stylistiques (une punchline suivie d’un bass drop), car cela offre davantage de prises aux utilisateurs pour créer leurs chorégraphies. De même, certains artistes telle Charli XCX assument désormais une approche pragmatique en raccourcissant leurs morceaux et, surtout, en les faisant démarrer beaucoup plus tôt afin d’éviter de perdre leur auditoire. En 2021, un bon incipit musical doit être toujours « plus rapide, plus haut plus fort. »

Les incipit musicaux sont aussi passionnants à étudier car, associés à quelques notes bien senties, ils laissent une trace mémorielle décuplée. N’importe quel individu ayant été étudiant entre 2005 et 2015 se mettra à hurler à l’écoute des premières secondes de I Gotta Feeling des Black Eyed Peas. N’importe quelle personne née avant 1992 verra défiler sous ses yeux des images de liesse en entendant quelques notes de piano puis « First I was afraid, I was petrified ». Et n’importe quel animateur de bal sait qu’il ne clora pas sa nuit sans passer par « Terre brûlée au vent, des landes de pierre…» Qu’on les aime ou non, le pouvoir évocateur de ces premières secondes est incomparable, et ce d’autant plus qu’elles rythment notre vie sociale. Seul, on les chantonne ; ensemble, on les entonne.

Cette facilité à être coupés, remixés ou détournés donne un caractère fondamentalement démocratique aux incipit musicaux. Associés au rayonnement de l’industrie musicale et audiovisuelle, ils constituent un médium d’une puissance rare.

Enfin, les incipit musicaux en disent souvent long sur le morceau qui les suit, mais aussi sur ceux qui les écrivent et les interprètent. Plus qu’une entame d’histoire, ils portent leur propre histoire. Aussi, j’ai souhaité en sélectionner quelques-uns pour les analyser, le temps d’une écoute ou deux. Un exercice en plusieurs parties, 100% subjectif et personnel, qui j’espère vous plaira.

Musique !

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« I heard there was a secret chord that David played and it pleased the lord, but you don’t really care for music, do ya? »

(Hallelujah, Leonard Cohen, 1984)


Ah, « Hallelujah » ! Une chanson universelle, reprise par tous et partout, dans les mariages comme dans les couloirs de métro ou les crochets télévisés. J’ai toujours eu le sentiment d’un petit malentendu vis-à-vis de ce chef d’œuvre, que l’on devine dès son incipit.

La première partie de la phrase semble tout à fait dans le canon religieux (« I heard there was a secret chord that David played and it pleased the lord »). Fermez les yeux : on sent immédiatement l’odeur des murs centenaires humides, le bois des bancs qui ploie sous les genoux, le filet de lumière qui perce les vitraux. Sauf que l’ambiance liturgique s’effondre immédiatement en fin de phrase avec ce « but you don’t really care for music, do ya? » plus terrien et plus dur. Mais qui est cette personne qui ne s’intéresse pas à la musique, alors même que le poète canadien lui pousse la chansonnette ?

Il y a une locution latine qui dit « in cauda venenum » ou « dans la queue le venin ». Il s’agit d’un procédé rhétorique qui consiste à démarrer un texte doucement, innocemment, pour mieux surprendre l’auditoire avec des paroles cruelles. Si « Hallelujah » saisit les foules par sa charge poétique et confine à la musique sacrée, on trouve aussi beaucoup d’amertume dans cette chanson au sujet d’une relation difficile, qui peut être autant une histoire entre deux personnes qu’avec Dieu lui-même. La légende voudrait que Leonard Cohen ait mis des années à écrire cette chanson, qui comptait à l’origine jusqu’à 80 couplets — c’est dire la douleur qui transparaît dans la voix de celui qui s’époumone malgré tout à rendre grâce !

Comme les textes religieux auxquels elle emprunte, « Hallelujah » est devenue en une trentaine d’années sujette à interprétation voire à exégèse. Le morceau compte plus de 300 reprises officielles enregistrées, avec des approches qui mettent tantôt l’emphase sur le spirituel, tantôt sur le temporel. De même, certaines versions sont très intimes, tandis que d’autres sont destinées aux stades. Certaines portent enfin un sous-texte moral, d’autres franchement charnel. Et ce qui est génial, c’est que tout fonctionne ! On le voit dès son incipit : « Hallelujah » est un classique car elle est monumentale mais pas monolithique.

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« Looking at it now, it all seems so simple. »

(Out of the Woods, Taylor Swift, 2014)

 

« Avec le recul, cela paraît si simple. » déclare Taylor Swift, avant d’enchaîner sur la description d’une relation amoureuse dont elle ne parvenait pas à dessiner les contours (je vous épargne les détails people) et qui a fini par imploser. « Out of the Woods » est à l’image de son incipit : truffée d’ironie dramatique, un procédé littéraire que l’on retrouve dans les tragédies dont les spectateurs connaissent la fin mais pas les protagonistes. En effet, bien que le morceau aligne plusieurs vignettes touchantes sur la construction d’un couple, on comprend assez vite que l’histoire d’amour était condamnée dès le départ.

Taylor Swift se distingue des autres stars de la pop américaine à travers un style d’écriture à la fois très candide et très sophistiqué. Elle fait un usage soutenu de figures de style complexes et attache une importance particulière au vocabulaire — elle déclarait il y a peu dans une interview croisée aux côtés de Paul McCartney qu’elle tenait des carnets de mots qui lui plaisaient par leur consonance ou leur sens profond. Néanmoins, cette préciosité s’accompagne de beaucoup de premier degré : pas d’histoires cryptiques, des émotions tranchées et de formules simples. Les plus snobs n’ont pas manqué de lui reprocher cet apparent manque de profondeur ; mais qu’attend-on au juste de la musique populaire, si ce n’est qu’elle soit franche et parle à tous ? La grande pop est comme l’incipit de « Out of the Woods » : plus l’histoire est compliquée, plus elle doit paraître simple.

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« Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. »

(La Bohème, Charles Aznavour, 1965)

 

Avec « La Bohème », Aznavour compose bien sûr un standard de la chanson internationale mais décroche aussi le Graal de tout artiste populaire : faire entrer une expression directement dans le langage. Depuis près de 60 ans, les « moins de vingt ans » ne peuvent plus connaître grand-chose…

« La Bohème » c’est l’histoire d’un paradis perdu, celui du Montmartre des artistes maudits. Le truc, c’est qu’Aznavour lui-même n’a pas pu connaître ce Montmartre-là ! A la sortie du morceau, il a certes la quarantaine mais décrit une société disparue depuis au moins cinquante ans. La butte s’est structurée sous le Second Empire, d’abord sous la forme du « maquis » (ce que l’on appellerait aujourd’hui un bidonville), avant de constituer progressivement en village populaire ouvert aux créateurs. Cependant, la gentrification existait aussi à la Belle Epoque, et bientôt les promoteurs ont construit à Montmartre de riches villas et avenues tirant parti des vues sur la capitale. Dans la première moitié du vingtième siècle, l’effervescence artistique s’est déjà déplacée au sud de Paris, dans les quartiers Montparnasse et Montsouris. C’est notamment là que Henry Miller et Ernest Hemingway écriront et situeront Tropique du Cancer ou Le Soleil se lève aussi.

Charles Aznavour n’a jamais nié que cette chanson renvoie en partie à un fantasme. Le concept-même de « Bohème » est d’ailleurs une pure construction intellectuelle, associée à des populations nomades qui fascinaient les Français et cristallisée dans son acception actuelle sous la plume des auteurs romantiques, dans la première partie du XIXe siècle. La chanson « La Bohème » entretient donc cette idée d’une petite société de génies crève-la-faim, insoumis et incompris. Mais un fantasme peut se révéler fécond, et celui-ci continue d’inspirer des millions d’amateurs d’art et de créateurs, qu’ils aient plus ou moins de vingt ans. Un incipit intemporel pour un mythe éternel.

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« Mel, assieds-toi faut que je te parle, j’ai passé ma journée dans le noir. »

(Confessions nocturnes, Diam’s ft. Vitaa, 2006)

 

Pour les gens de ma génération, impossible d’oublier la formule « assieds-toi faut que je te parle » qui débute les « Confessions nocturnes » de la rappeuse Diam’s. Un dialogue haletant digne d’un film (à grosses ficelles) qui se poursuit six minutes durant, à mesure que Vitaa et son amie s’enfoncent dans la découverte des mensonges de leurs mecs respectifs. L’incipit plante ici le décor et embarque immédiatement l’auditeur dans une micro-tragédie qui dure le temps d’une nuit. Le caractère cinématographique du morceau est renforcé par le clip conçu en parallèle : une traversée de la région parisienne sous une pluie battante, qui se finit sur la place de la Concorde au petit matin. Le déroulé est si parfait que Michaël Youn et Pascal Obispo n’en changeront (quasi) rien pour leur parodie « Mauvaise foi nocturne » parue l’année suivante.

« Confessions nocturnes » rappelle les chansons-saynètes en vogue dans le rap français au tournant des années 90/2000 : « Bye Bye » de Menelik, « Ghetto Sitcom » de Disiz La Peste, « Hold Up » de 113 ou encore « J’voulais » de Sully Sefil. On peut aussi voir un équivalent américain dans le « Stan » d’Eminem. Autant de morceaux qui content une histoire, avec plusieurs personnages, plusieurs séquences et surtout un début et une fin. Autant dire que l’on revient ici à l’essence-même de l’incipit : saisir le lecteur, l’auditeur, bref : le spectateur.

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« I read the news today, oh boy. »

(A Day in the Life, The Beatles, 1967)


Si l’on se fie à son titre et son incipit très oral voire familier, « A Day in the Life » traite du train-train quotidien, comme lire tranquillement les faits-divers de la veille entre deux cuillères de porridge ou courir après son bus.

Bon, évidemment, il n’en est rien : on est face au morceau le plus ambitieux d’une discographie déjà très ambitieuse. Ses premiers mots, « I read the news today, oh boy », sont ainsi doublement intéressants.

D’abord, la formule sera déclinée à chaque ouverture de couplet de Lennon, comme une sorte d’anaphore qui renforce l’impression d’une vie répétitive, routinière.

Surtout, elle renvoie à la lecture du Daily Mail (un journal populaire cité dans un autre morceau des Beatles, « Paperback Writer »), dont Lennon semble découper des passages pour les réarranger de manière surréaliste. Car le maître-mot de « A Day in the Life », c’est bien le collage.

Collage d’entrefilets issus de quotidiens : la disparition de Tara Browne dans un accident de voiture, les 4000 nids de poule dans la chaussée de Blackburn…

Collage sonore, avec l’utilisation de techniques d’enregistrement très avancées pour l’époque — le fameux glissando apocalyptique, la boucle sonore flippante qui devait se déclencher par surprise à la toute fin du 33T…

Collage littéraire, enfin, puisque « A Day in The Life » est la réunion de deux morceaux que tout semble séparer. Le début et la fin de la chanson sont bien sûr signés Lennon : des paroles absurdes, une voix endormie et un max de réverbération bien psychédélique. Enchâssé au milieu, le couplet de McCartney est ostensiblement terre-à-terre : voix cristalline et anecdotes modestes. La juxtaposition ne s’est pas faite facilement — la chanson dure un peu plus de 5 minutes mais aura nécessité 34 heures d’enregistrement cumulées — mais le patchwork fonctionne de manière miraculeuse et montre que le quotidien peut être tour à tour simple, dramatique ou onirique. Oh boy !

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dimanche 20 septembre 2020

Exit, Voice, Loyalty et Covid-19





samedi 23 mai 2020

De la légèreté avant toute chose. Comment le Covid-19 transformera en profondeur les contenus


Le confinement est peut-être officiellement terminé mais ses effets se feront sentir pendant plusieurs mois, si ce n’est plusieurs années. Tout d’abord car les crises sanitaire et économique ne sont pas encore derrière nous mais aussi car les goûts des consommateurs en matière de contenus pourraient en ressortir durablement changés.

Stupeur et divertissement 

Nous avons déjà eu l’occasion d’étudier les changements de perceptions et d’attitudes des individus tout au long du confinement. Leur consommation de contenu a aussi beaucoup évolué. La stupeur des premiers jours a d’abord poussé à une recherche frénétique d’informations. Il s’agissait indéniablement de trouver des repères et se rassurer tant bien que mal. L’explosion des audiences des journaux télévisés et les records absolus battus par les allocutions présidentielles en témoignent. Outre l’information, ce besoin de comprendre et trouver du sens s’est même traduit par le succès surprise sur les plateformes de streaming de plusieurs séries et films traitant de pandémies.
 
Cependant, les premières semaines de confinement passées s’est installé une volonté d’escapism, c’est-à-dire de divertissement au sens premier du terme : une fois que l’on a pris connaissance d’une actualité toujours morose, comment se changer les idées ? Dès les premiers jours d’avril, un opérateur télécom confiait ainsi 
au Monde que « le public se précipit[ait] vers la VOD de films “feel good”. » tandis que les séries-doudous comme « Friends » ou « The Office », caractérisées par leur humour bon-enfant et leurs nombreux personnages, ont vu un nouvel afflux d’audience. Enfin, une série de télé-réalité comme « Les Marseillais aux Caraïbes » a aussi battu des records, en dépassant systématiquement le million de téléspectateurs en moyenne par semaine entre fin mars et fin avril (Médiamétrie, mai 2020).

De l’importance d’être léger 

En matière de contenus, « post-confinement » ne veut pas dire « post-Covid 19 ». Il faut maintenant s’attendre à une troisième phase, plus longue et plus profonde, de rattrapage. En effet, les incertitudes engendrées par la situation sanitaire et la dégradation de l’économie devraient continuer à affecter les contenus les plus recherchés par les consommateurs, poussant ainsi les médias à s’ajuster. L’industrie du divertissement figure parmi les premières victimes du Coronavirus ; le besoin croissant d’escapism dans les 18 à 30 mois pourrait ainsi constituer une planche de salut.
 
A ce titre, les historiens du cinéma ont montré que la période 1930-1940, marquée par la Grande Dépression et la 2
nde Guerre Mondiale, constituait parmi les plus belles années de l’âge d’or d’Hollywood. Même en période de profonde instabilité économique et politique, les consommateurs n’hésitaient pas à mettre de l’argent de côté afin de continuer à se rendre au cinéma. Les grands studios multipliaient alors les « screwball comedies », des œuvres au rythme effréné et à l’humour décapant, taillées sur mesure pour éloigner les tracas quotidiens. Ces films étaient souvent marqués par un grand optimisme et la mise en scène de personnes aisées parfois ridicules, parfois fantasques, ce qui permettait de rassurer les spectateurs (« même au plus profond de la crise, il est encore possible d’être riche ») tout autant que les faire rêver.
 
Bien que la situation actuelle soit radicalement différente des années 1930-1940, la période appellera sans doute l’escapism. Demain, les contenus gagnants feront la part belle à l’humour, l’évasion, le spectaculaire ou l’expression personnelle (décoration, cuisine, art, etc.). Signe des temps : Charlie Brooker, créateur de la célèbre série dystopique « Black Mirror », a déclaré 
ne pas souhaiter se pencher sur sa prochaine saison tant que le monde serait aussi sombre. En revanche, il a profité du confinement pour travailler sur… de la comédie.
 
A court terme, ce glissement escapiste restera néanmoins soumis à une importante contrainte : comment produire des contenus en respectant des mesures sanitaires qui demeureront draconiennes ? Un véritable casse-tête pour les tournages, qui pourrait affecter le fond — avec, par exemple, moins de scènes de dialogue rapproché — comme la forme des œuvres, via l’utilisation généralisée d’images de synthèse et doublures numériques.
 
Outre le monde audiovisuel, cette grande quête de légèreté devrait également favoriser les réseaux sociaux dédiés au divertissement et à la créativité individuelle comme Snapchat, Twitch ou TikTok. De même, cela devrait achever d’installer certains jeux vidéo multi-joueurs, colorés et accessibles comme Fortnite, Roblox ou Animal Crossing comme l’une des pierres angulaires de la culture populaire. Enfin, de manière plus indirecte, ce besoin de divertissement se ressentira aussi bien dans les grands médias que dans la publicité, qui doit refléter au plus près la société pour demeurer efficace. Aux marques de saisir l’air du temps afin d’accompagner, temporairement et humblement, les individus à travers la tempête !




mardi 21 avril 2020

Pitié, lâchez-nous avec le "monde d'après"


Après cinq semaines de confinement, vous avez déjà pu lire des dizaines de tribunes, interviews ou essais sur « le monde d’après ». En temps de crise, le don de prescience semble être la chose du monde la mieux partagée : les experts se succèdent sur les plateaux, les responsables politiques de tous bords reformatent leurs discours et les collapsologues sortent du bois.

A chacun son monde d’après

Mais comment prévoir l’issue d’une situation que personne ou presque n’imaginait il y a encore six mois ? La plupart des prédictions est au mieux simpliste, au pire malhonnête. Comme le soulignait récemment l’économiste Dani Rodrick dans une tribune publiée dans Les Echos, beaucoup de projections des effets de la crise actuelle portent en elles un important biais cognitif appelé « biais de confirmation » : on voit naturellement dans les événements une validation de sa vision du monde, quelle qu’elle soit.

Mais sans même parler d’un quelconque agenda politique, nombre d’analyses demeurent sincères mais partielles, tout simplement car il est encore bien trop tôt pour tirer des conclusions. Comme l’écrivait Hegel, « La chouette de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule ». Autrement dit, le temps de l’étude philosophique ou sociologique est inévitablement en décalage avec celui de l’action. Si nous devions véritablement basculer dans le monde d’après, nous ne le comprendrions qu’a posteriori.
Enfin, parler d’un monde « d’avant » et d’un monde « d’après », c’est accréditer en filigrane l’idée d’un hiatus clair, ce qui est rarement le cas. L’Histoire peut bien sûr retenir une date marquante mais elle est souvent la partie émergée et symboliquement chargée de phénomènes plus profonds, subtils et anciens. On se souvient du 9 novembre 1989 mais l’on comprend aussi l’extrême complexité des forces géopolitiques, économiques ou sociologiques qui y ont mené durant plusieurs années. C’est la raison pour laquelle des moments aussi historiques ne peuvent être compris que longtemps après.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de conjectures sur demain. Après tout, tenter de déchiffrer son environnement pour mieux s’y adapter est un réflexe de survie. Cependant, il faut rester conscients de nos limites et se borner soit à prolonger certains phénomènes déjà largement à l’œuvre, soit à échafauder plusieurs « scénarios types » bien distincts. Bref, un bon futurologue est un futurologue qui minimise les risques.

Eviter les prophéties auto-réalisatrices

Reste qu’une petite partie de nos prévisions peut se révéler vraie ; non parce que nous voyons juste, mais parce qu’en y croyant collectivement, on finit par influencer la réalité — et pas toujours pour le mieux.

Nous connaissons tous le concept de « prophétie auto-réalisatrice », parfois présenté sous la forme du Théorème de Thomas, du nom des sociologues Dorothy et William Thomas : « Si les hommes pensent une situation comme réelle, alors elle est réelle dans ses conséquences ». En d’autres termes : il suffit de croire à un phénomène pour qu’il se produise réellement. Cela s’applique dans bien des domaines, de la réservation de billets de train à Noël (« vite, si je ne réserve pas tout de suite, je n’aurai pas de place ») au sport (« mon équipe reçoit à domicile donc on va gagner ») ou à la politique (« même si elle n’a aucune expérience politique, cette personne est présidentiable »).
Surtout, les prophéties auto-réalisatrices sont particulièrement puissantes en économie, où l’anticipation des acteurs (ménages, entreprises, investisseurs) est centrale dans le fonctionnement d’un marché. Si les individus, les chefs d’entreprises ou les banques sont convaincus que l’économie restera a minima stable, voire qu’elle continuera de croître dans les mois ou années à venir, alors ils consommeront et investiront. Ce faisant, ils permettront à l’économie de rester stable voire de croître. A l’inverse, s’ils estiment que l’activité va ralentir, ils reporteront au lendemain leurs achats, thésauriseront, embaucheront moins… et l’activité ralentira aussitôt. Un peu comme un vélo qui ne tient debout que lorsque l’on pédale : le plus important n’est pas tant sa vitesse que le fait qu’il soit en équilibre et aille de l’avant.

Or, lorsqu’il s’agit de la crise actuelle, force est de constater que la confiance dans « le monde d’après » est assez fragile, pour dire le moins… Toutes les prévisions sont catastrophiques et les Cassandre se bousculent au portillon car le pessimisme spectaculaire est toujours plus vendeur que le réalisme modéré. Dans ce contexte, difficile de se projeter dans l’avenir. Si l’on se fie aux experts, on a l’impression d’être aujourd’hui à l’abri dans un bunker anti-atomique dont la sortie révèlera un monde extérieur désolé. Autant continuer à se terrer !

Le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau disait ce weekend dans Le Monde que les Français étaient en train de constituer un réservoir d’achat en économisant de manière forcée, car confinés. Selon lui, cette manne pourrait être en partie réinvestie une fois la situation sanitaire apaisée, ce qui contribuerait à relancer l’économie. Mais pour cela, il faudrait que les Français eux-mêmes aient le sentiment que la situation économique ne se dégradera pas davantage. Pourquoi liquiderais-je mon petit matelas alors même que tous les médias répètent à l’envi que les 12 à 18 prochains mois vont être terribles ? Certes, l’optimisme forcé serait une faute, mais on voit combien des analyses superficielles et radicales risquent aussi de façonner la réalité pour le pire.

Humilité et prudence

En résumé, il nous faut impérativement faire preuve d’humilité quant à ce que l’on ne maîtrise pas dans l’avenir — en l’occurrence, beaucoup de choses.

Mais il nous faut également redoubler de prudence quant à ce que l’on peut influencer par nos mots, afin de ne pas précipiter et amplifier de catastrophes qui restent en partie une question de pure confiance collective.


mercredi 1 avril 2020

Théorie de la classe de loisir forcé


Vous avez remarqué ? La crise sanitaire a changé bien des choses dans le quotidien des « jeunes cadres dynamiques » mais pas l’envie de se mettre en avant. Certains agencent longuement leurs bibliothèques pour avoir un fond chic lors de leurs conf calls. D’autres partagent l’air de rien des photos de la vue sur l’océan depuis la maison de vacances où ils ont eu la chance de s’échapper in extremis. Certains disent en profiter pour dévorer des classiques. D’autres, enfin, repeignent Instagram de stories de leurs sessions de fitness endiablées. Bien que jamais formulé, le message est clair : « mon confinement est mieux que le tien ».

Depuis La Distinction de Pierre Bourdieu (1979), on sait que les capitaux économique, social et culturel se conjuguent et, surtout, que les modes de distinction sociale se logent dans les moindres aspects de notre quotidien – nos préférences en matière de jeu, de nourriture, de musique, etc. Quels que soient vos goûts ou vos hobbies, il y aura toujours plus ou moins pointu, plus ou moins marqué socialement.

En outre, ce confinement et les comportements qu’il fait naître nous renvoient à l’autre grand penseur de la distinction : Thorstein Veblen. Dans son étude aussi caustique que profonde de la classe de loisir publiée en plein gilded age, en 1899, le sociologue américain montrait que les strates supérieures de la société aimaient à afficher leur pouvoir à travers leur oisiveté, en s’adonnant à des passe-temps tout sauf productifs, comme le sport, l’engagement caritatif ou les études supérieures.

Il y a une triple ironie à relire Veblen dans le contexte actuel.

Tout d’abord, parce qu’à l’heure où la France est cloîtrée chez elle et que 2,2 millions de salariés pourraient bientôt se retrouver en chômage partiel, beaucoup d’entre-nous font de facto partie de la classe de loisir… mais de loisir forcé.

Ensuite, parce que cette situation recrée en creux une nouvelle cassure de classe entre, d’une part, ceux qui peuvent travailler à distance ou sont placés au chômage et, d’autre part, ceux qui doivent œuvrer coûte que coûte au maintien des activités essentielles à la nation, des hôtes de caisse aux personnels soignants en passant par les ingénieurs du génie civil, les camionneurs ou les forces de l’ordre. Un groupe social est contraint à l’oisiveté tandis que l’autre est contraint à la productivité.

Seul point commun, et dernière ironie : près d’un siècle après la disparition de Veblen, la société a changé et la plupart peut désormais accéder à un grand nombre de loisirs qui lui étaient jadis interdits. Résultat : la distinction passe de moins en moins par l’inactivité ostentatoire mais, à l’inverse, par une ultra-productivité affichée jusque dans les activités les plus domestiques et les plus gratuites. Il faut montrer que l’on est performant à tous les niveaux et rentabiliser la moindre seconde de temps libre. En confinement et pour des salariés désœuvrés et ultra-connectés, cela se traduit par ces injonctions constantes à suivre des webinars ou des MOOCs, à binge-watcher la nouvelle série cool avant la fin de la quarantaine, à lire de nombreux livres, à tester de nouvelles recettes ou à multiplier les activités éducatives avec les enfants. Et, surtout, à le faire savoir sur tous les médias sociaux, qui n'ont jamais aussi bien porté leur nom.

Il est fascinant de voir combien les mécanismes de distinction ne cessent de se transformer pour s’adapter à l’époque, y compris dans des épisodes aussi précis que celui que nous vivons. Le besoin de se démarquer est fondamentalement humain et l’on pourrait presque y voir une forme d’élan vital. Finalement, vouloir s'afficher même confiné, c’est rester vivant !



samedi 14 mars 2020

Pourquoi nous sommes à un point d’inflexion pour l’utilisation de “mondes virtuels”​ dans nos vies


J’ai écrit cette note il y a plusieurs jours sans intention de la publier mais vu qu’on est tous coincés chez nous, autant se trouver des sujets de conversation ;)

Nous sommes à point d’inflexion quant à l’utilisation d’univers 100% virtuels dans le cadre du travail, du divertissement ou du sport grâce à un alignement de plusieurs facteurs.

Si j’écris cela aujourd’hui, c’est bien sûr parce que les épidémies potentiellement récurrentes telles que le Covid-19 nous forceront à nous confiner de manière régulière mais ce n’est pas la seule raison, tant s’en faut :
  • La technologie est désormais avancée, stable et de moins en moins coûteuse ;
  • La lutte contre le réchauffement climatique exige de réduire ses déplacements ;
  • Les individus recherchent un meilleur équilibre vie perso/vie pro, qui passe par davantage de flexibilité quant à leur rythme et leur lieu de travail ;
  • D’autant que les logements sont de plus en plus petits et de plus en plus éloignés des centres-villes ou des quartiers d’affaires.
Se retrouver durablement plongé dans des mondes virtuels a longtemps été un fantasme d’écrivain de science-fiction ou de gamer mais le phénomène a déjà commencé.

Tout d’abord, nous passons déjà la moitié de nos journées à consommer du média, en grande partie numérique (12h13 par jour pour les américains de 18 ans et plus, selon Nielsen).

Par ailleurs, on observe une grande convergence entre les univers virtuels du jeu vidéo et d’autres formes de divertissement jusqu’ici séparées :
  • Des jeux vidéo marketés comme des films, comme le Death Stranding d’Hideo Kojima ;
  • Des jeux vidéo qui inspirent des séries, comme The Last of Us, dont les droits viennent d’être acquis par HBO ;
  • Des séries interactives qui empruntent les codes des jeux vidéo, comme Bandersnatch ;
  • Enfin, et surtout, l’explosion des jeux vidéo multi-joueurs comme « espaces tiers » où l’on se retrouve pour sociabiliser et se divertir, à la manière d’un parc d’attraction, d’un centre commercial ou d’une salle de concert. Impossible ici de ne pas citer Fortnite, qui a déjà accueilli des concerts (celui du DJ Marshmello, qui a rassemblé 10 millions de personnes l’année dernière) et diffusé auprès de ses utilisateurs des bande-annonce de films exclusives.
Si tout le monde ne joue pas (encore) aux jeux vidéo, cette grande convergence des formes d’entertainment installe progressivement l’idée que l’on peut vivre des expériences aussi variées que profondes en se connectant à des mondes virtuels. Le monde virtuel n’est plus uniquement dédié à jouer, il se fait “metaverse” — non pas un univers parallèle à la Second Life, mais un prolongement dématérialisé du monde réel.

Dans le même ordre d’idée, les applications comme Instagram ou Snapchat ont démocratisé et banalisé l’usage de la réalité augmentée pour modifier son apparence et sociabiliser. Par conséquent, le « moi » virtuel est chaque jour un peu plus un prolongement du moi réel.
A me lire, on pourrait croire que ce phénomène est d’une part, limité au divertissement et d’autre part, limité aux jeunes publics.

En réalité, la même tendance s’observe du côté des entreprises. On y prête moins attention mais la transition vers le virtuel y est bien réelle et entamée. Des outils de collaboration dans le cloud comme Skype, Slack, Box, Klaxoon ou Teams sont déjà largement utilisés et permettent de mener des projets toujours plus complexes à distance. Si les collaborateurs n’évoluent pas encore dans des « open-spaces virtuels », les formes très sophistiquées de télé-travail s’en rapprochent chaque jour un peu plus.

A la faveur de ces nombreux facteurs, nous pourrions bientôt passer une bonne partie de notre temps connectés à des univers virtuels qui réuniraient sous une poignée d’interfaces divertissement, sociabilité et travail. J’insiste sur un point : pas besoin d’avoir un casque de VR sur la tête 24h/24 pour être dans le « monde d’après ». Il suffit de sauter d’une série en streaming à un jeu vidéo multi-joueurs, d’une conf-call à un service de livraison de repas à domicile ou un vélo d’appartement connecté (à la Peloton), pour déjà y vivre. Grâce au numérique, on peut désormais « être au monde » sans jamais passer le pas de sa porte.

De nombreux secteurs verront leurs modèles économiques se transformer dans le cadre de ce basculement. Les premières filières seront celles dont le modèle repose essentiellement sur de l’intangible et de la propriété intellectuelle (e.g. médias, divertissement, productivité…) mais également celles dont le business a trait au symbolique et à la représentation de soi (e.g. mode, beauté, décoration…). En effet, à mesure que nous nous installons durablement dans un monde parallèle « connecté » se posera la question de la personnalisation de son environnement et de l’apparence de chacun. Aujourd’hui, acheter des vêtements et accessoires virtuels est déjà une pratique quotidienne chez les gamers — demain, elle sera courante chez tous ceux qui souhaitent se distinguer dans les mondes virtuels… et il y a fort à parier qu’ils seront nombreux.

Trois inconnues demeurent :
  • Tout d’abord, la capacité de la technologie à supporter l’explosion plus rapide que prévue des besoins ;
  • Ensuite, l’impact environnemental de la technologie, dont on commence à peine à prendre conscience ;
  • Enfin, à mesure que les grandes plateformes virtuelles se feront prolongement du monde réel se posera la question de leur contrôle et de la liberté de leurs utilisateurs (notamment en matière de vie privée).