mardi 21 avril 2020

Pitié, lâchez-nous avec le "monde d'après"


Après cinq semaines de confinement, vous avez déjà pu lire des dizaines de tribunes, interviews ou essais sur « le monde d’après ». En temps de crise, le don de prescience semble être la chose du monde la mieux partagée : les experts se succèdent sur les plateaux, les responsables politiques de tous bords reformatent leurs discours et les collapsologues sortent du bois.

A chacun son monde d’après

Mais comment prévoir l’issue d’une situation que personne ou presque n’imaginait il y a encore six mois ? La plupart des prédictions est au mieux simpliste, au pire malhonnête. Comme le soulignait récemment l’économiste Dani Rodrick dans une tribune publiée dans Les Echos, beaucoup de projections des effets de la crise actuelle portent en elles un important biais cognitif appelé « biais de confirmation » : on voit naturellement dans les événements une validation de sa vision du monde, quelle qu’elle soit.

Mais sans même parler d’un quelconque agenda politique, nombre d’analyses demeurent sincères mais partielles, tout simplement car il est encore bien trop tôt pour tirer des conclusions. Comme l’écrivait Hegel, « La chouette de Minerve ne s’envole qu’au crépuscule ». Autrement dit, le temps de l’étude philosophique ou sociologique est inévitablement en décalage avec celui de l’action. Si nous devions véritablement basculer dans le monde d’après, nous ne le comprendrions qu’a posteriori.
Enfin, parler d’un monde « d’avant » et d’un monde « d’après », c’est accréditer en filigrane l’idée d’un hiatus clair, ce qui est rarement le cas. L’Histoire peut bien sûr retenir une date marquante mais elle est souvent la partie émergée et symboliquement chargée de phénomènes plus profonds, subtils et anciens. On se souvient du 9 novembre 1989 mais l’on comprend aussi l’extrême complexité des forces géopolitiques, économiques ou sociologiques qui y ont mené durant plusieurs années. C’est la raison pour laquelle des moments aussi historiques ne peuvent être compris que longtemps après.

Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire de conjectures sur demain. Après tout, tenter de déchiffrer son environnement pour mieux s’y adapter est un réflexe de survie. Cependant, il faut rester conscients de nos limites et se borner soit à prolonger certains phénomènes déjà largement à l’œuvre, soit à échafauder plusieurs « scénarios types » bien distincts. Bref, un bon futurologue est un futurologue qui minimise les risques.

Eviter les prophéties auto-réalisatrices

Reste qu’une petite partie de nos prévisions peut se révéler vraie ; non parce que nous voyons juste, mais parce qu’en y croyant collectivement, on finit par influencer la réalité — et pas toujours pour le mieux.

Nous connaissons tous le concept de « prophétie auto-réalisatrice », parfois présenté sous la forme du Théorème de Thomas, du nom des sociologues Dorothy et William Thomas : « Si les hommes pensent une situation comme réelle, alors elle est réelle dans ses conséquences ». En d’autres termes : il suffit de croire à un phénomène pour qu’il se produise réellement. Cela s’applique dans bien des domaines, de la réservation de billets de train à Noël (« vite, si je ne réserve pas tout de suite, je n’aurai pas de place ») au sport (« mon équipe reçoit à domicile donc on va gagner ») ou à la politique (« même si elle n’a aucune expérience politique, cette personne est présidentiable »).
Surtout, les prophéties auto-réalisatrices sont particulièrement puissantes en économie, où l’anticipation des acteurs (ménages, entreprises, investisseurs) est centrale dans le fonctionnement d’un marché. Si les individus, les chefs d’entreprises ou les banques sont convaincus que l’économie restera a minima stable, voire qu’elle continuera de croître dans les mois ou années à venir, alors ils consommeront et investiront. Ce faisant, ils permettront à l’économie de rester stable voire de croître. A l’inverse, s’ils estiment que l’activité va ralentir, ils reporteront au lendemain leurs achats, thésauriseront, embaucheront moins… et l’activité ralentira aussitôt. Un peu comme un vélo qui ne tient debout que lorsque l’on pédale : le plus important n’est pas tant sa vitesse que le fait qu’il soit en équilibre et aille de l’avant.

Or, lorsqu’il s’agit de la crise actuelle, force est de constater que la confiance dans « le monde d’après » est assez fragile, pour dire le moins… Toutes les prévisions sont catastrophiques et les Cassandre se bousculent au portillon car le pessimisme spectaculaire est toujours plus vendeur que le réalisme modéré. Dans ce contexte, difficile de se projeter dans l’avenir. Si l’on se fie aux experts, on a l’impression d’être aujourd’hui à l’abri dans un bunker anti-atomique dont la sortie révèlera un monde extérieur désolé. Autant continuer à se terrer !

Le gouverneur de la Banque de France François Villeroy de Galhau disait ce weekend dans Le Monde que les Français étaient en train de constituer un réservoir d’achat en économisant de manière forcée, car confinés. Selon lui, cette manne pourrait être en partie réinvestie une fois la situation sanitaire apaisée, ce qui contribuerait à relancer l’économie. Mais pour cela, il faudrait que les Français eux-mêmes aient le sentiment que la situation économique ne se dégradera pas davantage. Pourquoi liquiderais-je mon petit matelas alors même que tous les médias répètent à l’envi que les 12 à 18 prochains mois vont être terribles ? Certes, l’optimisme forcé serait une faute, mais on voit combien des analyses superficielles et radicales risquent aussi de façonner la réalité pour le pire.

Humilité et prudence

En résumé, il nous faut impérativement faire preuve d’humilité quant à ce que l’on ne maîtrise pas dans l’avenir — en l’occurrence, beaucoup de choses.

Mais il nous faut également redoubler de prudence quant à ce que l’on peut influencer par nos mots, afin de ne pas précipiter et amplifier de catastrophes qui restent en partie une question de pure confiance collective.


mercredi 1 avril 2020

Théorie de la classe de loisir forcé


Vous avez remarqué ? La crise sanitaire a changé bien des choses dans le quotidien des « jeunes cadres dynamiques » mais pas l’envie de se mettre en avant. Certains agencent longuement leurs bibliothèques pour avoir un fond chic lors de leurs conf calls. D’autres partagent l’air de rien des photos de la vue sur l’océan depuis la maison de vacances où ils ont eu la chance de s’échapper in extremis. Certains disent en profiter pour dévorer des classiques. D’autres, enfin, repeignent Instagram de stories de leurs sessions de fitness endiablées. Bien que jamais formulé, le message est clair : « mon confinement est mieux que le tien ».

Depuis La Distinction de Pierre Bourdieu (1979), on sait que les capitaux économique, social et culturel se conjuguent et, surtout, que les modes de distinction sociale se logent dans les moindres aspects de notre quotidien – nos préférences en matière de jeu, de nourriture, de musique, etc. Quels que soient vos goûts ou vos hobbies, il y aura toujours plus ou moins pointu, plus ou moins marqué socialement.

En outre, ce confinement et les comportements qu’il fait naître nous renvoient à l’autre grand penseur de la distinction : Thorstein Veblen. Dans son étude aussi caustique que profonde de la classe de loisir publiée en plein gilded age, en 1899, le sociologue américain montrait que les strates supérieures de la société aimaient à afficher leur pouvoir à travers leur oisiveté, en s’adonnant à des passe-temps tout sauf productifs, comme le sport, l’engagement caritatif ou les études supérieures.

Il y a une triple ironie à relire Veblen dans le contexte actuel.

Tout d’abord, parce qu’à l’heure où la France est cloîtrée chez elle et que 2,2 millions de salariés pourraient bientôt se retrouver en chômage partiel, beaucoup d’entre-nous font de facto partie de la classe de loisir… mais de loisir forcé.

Ensuite, parce que cette situation recrée en creux une nouvelle cassure de classe entre, d’une part, ceux qui peuvent travailler à distance ou sont placés au chômage et, d’autre part, ceux qui doivent œuvrer coûte que coûte au maintien des activités essentielles à la nation, des hôtes de caisse aux personnels soignants en passant par les ingénieurs du génie civil, les camionneurs ou les forces de l’ordre. Un groupe social est contraint à l’oisiveté tandis que l’autre est contraint à la productivité.

Seul point commun, et dernière ironie : près d’un siècle après la disparition de Veblen, la société a changé et la plupart peut désormais accéder à un grand nombre de loisirs qui lui étaient jadis interdits. Résultat : la distinction passe de moins en moins par l’inactivité ostentatoire mais, à l’inverse, par une ultra-productivité affichée jusque dans les activités les plus domestiques et les plus gratuites. Il faut montrer que l’on est performant à tous les niveaux et rentabiliser la moindre seconde de temps libre. En confinement et pour des salariés désœuvrés et ultra-connectés, cela se traduit par ces injonctions constantes à suivre des webinars ou des MOOCs, à binge-watcher la nouvelle série cool avant la fin de la quarantaine, à lire de nombreux livres, à tester de nouvelles recettes ou à multiplier les activités éducatives avec les enfants. Et, surtout, à le faire savoir sur tous les médias sociaux, qui n'ont jamais aussi bien porté leur nom.

Il est fascinant de voir combien les mécanismes de distinction ne cessent de se transformer pour s’adapter à l’époque, y compris dans des épisodes aussi précis que celui que nous vivons. Le besoin de se démarquer est fondamentalement humain et l’on pourrait presque y voir une forme d’élan vital. Finalement, vouloir s'afficher même confiné, c’est rester vivant !