J’écoute encore souvent “Ebisu rendez-vous”, un morceau du groupe TTC qui, lors de sa sortie, occupait une place assez atypique sur la scène rap française.
Ce titre me renvoie à l’été de mes 20 ans. Je faisais alors un court mais terriblement long stage à l’Hôtel de la Région Rhône-Alpes, que je ne pouvais rallier qu’au prix d’une heure de transports bien tassée, matin et soir.
Si Météo France a pu très officiellement qualifier cet été-là de “pourri”, je me souviens pour ma part de matins tièdes et bleutés. “Ebisu rendez-vous” était la première chanson d’une grosse playlist que je lançais sur mon iPod dès que je sortais de la maison pour rejoindre le métro Massena.
Le morceau est un hommage doux-amer à Tokyo, dont Ebisu est l’un des innombrables quartiers. Les membres de TTC y racontent leur premier voyage dans la capitale japonaise, duquel ils ne se sont visiblement pas remis.
Teki Latex ouvre la chanson avec une line qui m’a toujours frappé : “Même si c’est la première fois que je viens, une partie de moi enfouie dans mon estomac s’en souvient”. Là où l’on pourrait appréhender le dépaysement voire le déphasage dans un pays aussi lointain, Teki dit “rentrer à la maison”. Des années de fascination pour les anime et les jeux vidéo sont passées par là : le rappeur connaît le Japon sans même l’avoir visité.
Chez les artistes français, le Soleil Levant est une obsession ancienne. Elle est plus forte encore dans le rap ; un phénomène très bien documenté par le Mouv (et encore, cet article date d’avant la sortie de “Les Etoiles vagabondes” de Nekfeu), qui rappelle que de nombreux MC hexagonaux ont grandi au contact de la foisonnante culture visuelle nippone. Si le soft power japonais s’exerce encore sur la génération actuelle de rappeurs, on peut se demander s’il ne sera pas demain concurrencé par la culture Coréenne, aujourd’hui dominante dans le divertissement, voire par des cultures hybrides remixant à l’envi influences latino-américaines, asiatiques ou africaines.
Connaître un endroit sans l’avoir jamais vraiment connu, c’est aussi ce que l’on peut éprouver lors d’une première visite à New York, lorsqu’on y retrouve les taxi, les sirènes de flics, les gens pressés un gobelet de café à la main — toutes ces images qui nous sont administrées depuis toujours via force livres, séries ou films. Pour paraphraser Freud, cela crée une sorte d’étrange familiarité — un sentiment bizarre de déjà-vu. Mes filles, qui sont en maternelle, ne peuvent d’ailleurs à ce jour citer que deux villes dans le monde, Paris et New York, tant elles sont aisées à représenter et donc à se représenter.
Il y a quelque chose d’assez réconfortant dans ces clichés urbains qui s’avèrent tout à fait vrais. Ce qui rend New York, Paris ou Tokyo iconiques, c’est leur omniprésence dans l’inconscient collectif, comme une sorte de substrat commun à tous, mais aussi cette capacité à honorer leur promesse lorsqu’on finit par y débarquer “en vrai”. A ce titre, “Ebisu rendez-vous” n’est pas exempte de stéréotypes sur le Japon, comme les écolières en jupe plissée, la bière Asahi ou les sumos, mais le morceau tient moins du fantasmé que du constaté : “le pire, c’est que tout est comme je l’avais imaginé”.
Si choc il y a pour les membres de TTC, il réside plutôt dans la beauté des passants et paysages, qui les laisse transis. On n’est pas loin d’un syndrome de Stendhal à la sauce teriyaki lorsque Teki Latex se dit si impressionné qu’il n’ose plus bouger : “mes pas se font rares tellement le sol j’ai peur d’abîmer”. Comme si le moindre faux-pas, réel ou symbolique, risquait de mettre fin à l’expérience. Le double-sens du mot est profond dans un pays souvent dépeint comme corseté de règles plus ou moins tacites, et donc plus ou moins faciles à transgresser sans même le vouloir… Notre fascination pour le Japon tient peut-être aussi à cela : le système de normes semble y être proche du nôtre mais ne l’est jamais vraiment. Quiconque a préparé un voyage dans l’archipel s’est forcément fadé des tonnes de conseils plus ou moins utiles quant aux us et coutumes locales. Dresser la liste des bévues à ne pas commettre sur place est même devenu un sous-genre journalistique à part entière tant les punitions pour celui qui faute semblent sévères, l’opprobre terrible et tenace. L’étrange familiarité se double alors d’un léger voile de malaise, qui vous maintient en alerte.
L’été est passé comme ça : j’écoutais chaque jour “Ebisu rendez-vous”, rêvassant à Tokyo et glissant à travers métros et bus, tel un proto-salaryman. Six ans plus tard, je faisais moi-même mes premiers pas au Japon, avec une joie d’enfant qui visite enfin Disneyland après l’avoir longuement imaginé.
Dans “Ebisu rendez-vous”, le rappeur Cuizinier confesse “je ne suis pas parti mais je pense à rentrer et j’ai peur.” Je reviens aujourd’hui d’un troisième séjour tokyoïte et éprouve une fois de plus ce vertige — le sentiment d’avoir manqué de temps, la certitude que je n’arriverai jamais à saisir pleinement la ville. Comme un compteur qui se remet à zéro à chaque voyage. Cela pourrait être frustrant mais je n’en chéris que davantage cette distante et intarissable source de rêve. Ma tentation de Tokyo.
Tokyo-Paris, mai 2023