Dans la dernière partie son livre, l’auteur aborde l’opposition classique entre « jeux de mots » et « mots d’esprit ». Une manière de les distinguer serait de les traduire : le mot d’esprit garderait toute sa saveur dans n’importe quelle langue, là où le jeu de mot serait instantanément neutralisé.
Un exemple :
Jeux de mots : « Le plus clair de mon temps, je passe à l'obscurcir, parce que la lumière me gêne. »
Mots d'esprit : « Un cynique, c’est un homme qui connaît le prix de tout et la valeur de rien. »
Cette méthode semble infaillible mais elle est aussi teintée de jugement moral.
Parce qu’il n’est pas traduisible, le jeu de mot est perçu comme auto-référentiel, gratuit, et donc assez superficiel… Son intérêt n’est alors plus intellectuel mais tient du pur divertissement ; et le divertissement est suspect car il distrait de la vraie pensée. En outre, le jeu de mot peut parfois, sous certaines plumes virtuoses, se révéler complexe, précieux, en un mot : faux. Et lorsqu’il n’est pas trop apprêté, il peut à l’inverse se faire grotesque voire grivois !
Bref : le mot d’esprit serait noble, le jeu de mots vulgaire. Signalons d’ailleurs que Marcel Proust (eh oui encore lui…) réserve les jeux de mots à deux personnages dans la Recherche : la servante Françoise, dont les substitutions involontaires trahissent sa simplicité populaire, et le Docteur Cottard, bourgeois fat qui pollue les salons de ses calembours laborieux… Les mots d’esprit, eux, restent l’apanage des aristocrates.
L’ouvrage de Guiraud montre pourtant que les jeux de mots peuvent se superposer aux plus fines figures de style et que leur monde est même adjacent à bien d’autres territoires intellectuels.
A commencer par l’ésotérisme, la divinisation, l’hermétisme. En effet, une forme particulière de jeux de mots, les anagrammes, a toujours été perçue comme une manière de cacher le vrai sens des mots, ou au contraire de les dévoiler.
En bougeant les lettres d’un mot ou d’une phrase, on jette une lumière nouvelle sur les choses — origines historiques, caractéristiques scientifiques ou même destinée personnelle. En témoigne cet extrait du Que Sais-je ? :
"André Rudigier, célèbre médecin de Leipzick, s'avisa, étant au collège, de faire l'anagramme de son nom : Andreus Rudigierus; il y trouva ces mots : Arare rus dei dignus (digne de labourer le champ du seigneur). Il en conclut que sa vocation l'appelait à l'état ecclésiastique, et se mit à étudier la théologie. Peu de temps après cette découverte, il devint précepteur des enfants du célèbre Thomasius. Ce savant lui dit un jour qu'il ferait mieux son chemin en se livrant à la médecine.
Rudigier avoua qu'il se sentait plus de goût pour cette science que pour la théologie, mais qu'il avait regardé l'anagramme de son nom comme un avis du ciel. « Que vous êtes simple ! lui dit Thomasius; c'est justement l'anagramme de votre nom qui vous appelle à la médecine : le champ du seigneur, n'est-ce pas le cimetière ? Et qui le laboure mieux que le médecin? » Rudigier ne put résister à cet argument, et se fit médecin."
Cela évoque également la pratique du tserouf dans la Kabbale, qui consiste à permuter des lettres pour accéder à une vérité supérieure dans la lecture des textes sacrés.
Non loin de l’hermétisme, les jeux de mots se retrouvent aussi au cœur de poésies d’une grande sophistication. Un exemple parmi d’autres : le système de rimes brisées qui consiste à agencer les hémistiches de manière à offrir une double lecture, horizontale et verticale, pour rire ou éviter la censure. Par exemple, sous la plume du poète du 16e siècle Estienne Tabourot, cité par Guiraud :
« Soit du Pape maudit qui hait les Jésuites !
Celui qui en eux croit soit mis en Paradis !
A tous les diables soit qui brûle leurs écrits !
Qui leur science suit acquiert de grands mérites ! »
Suivant le sens de lecture, le poème se fait élogieux ou contempteur des jésuites…
Les jeux de mots peuvent aussi être des jeux de nombres. L’OULIPO a beaucoup travaillé ce champ en s’imposant de nombreuses contraintes.
Dans « 100.000 milliards de poèmes » (1961) Raymond Queneau s’applique à écrire un poème de 14 vers dont chacun a 10 variantes, que l’on peut changer grâce à un système de bandelettes. En résulte 10^14 possibilités de textes.
Un autre exemple : la substitution par S+7, inventée par Jean Lescure, qui consiste à changer un substantif avec celui qui occupe la 7e place après lui dans le dictionnaire. Ce qui donne des résultats tantôt poétiques, tantôt cocasses.
Plus généralement, les jeux de mots ont souvent été au cœur des expérimentations littéraires. Ils peuvent même servir à une déconstruction subversive du langage et des structures sociales. En témoignent les quelque 152 proverbes absurdes des surréalistes Paul Eluard et Benjamin Péret, publiés en 1925, parmi lesquels :
« Qui sème des ongles récolte une torche. »
« Le rat arrose, la cigogne sèche. »
Triomphe de la punchline
Le Duc se révèle d’ailleurs spécialiste du détournement de ces formules toutes faites dont la langue pullule :
« Coupe-toi une jambe si tu veux repartir du bon pied. » (Tout c’que j’ai, 2012)
« Punchline anti-aérienne, si j’lâche des paroles en l’air. » (Kalash, 2012)
Désormais mainstream, comment l’art du jeu de mots pourrait-il continuer de se développer en 2025 ? Il y a 50 ans, Guiraud évoquait au détour d’un chapitre la possibilité future de créer une « machine à calembours ». Les Large Language Models viennent bien sûr à l’esprit, même si quelques prompts suffisent à se rendre compte que l’intelligence artificielle est à la peine pour créer des formules dignes de ce nom. Le plus crétin des calembours tient encore d’un art délicat et éminemment humain.