samedi 13 mai 2017

Guts and numbers


 Parfois, il faut du temps. Cela fait près de trois mois que je veux écrire ce billet — plus précisément depuis la publication dans Campaign d’une tribune signée David Golding, fondateur de la célèbre agence de publicité Adam & Eve, depuis rachetée par DDB.

Dans cet article intitulé The Big Adland Divide, Golding opère une distinction fondamentale entre deux catégories d’agences : celles qui produisent de la « culture », c’est-à-dire des idées et des références collectives en travaillant avec des artistes et celles qui se contentent de produire du « collateral » en utilisant la Data pour cibler chaque consommateur individuellement et lui vendre des choses.

Passons rapidement sur cette dichotomie intéressante mais simpliste, qui ignore les transformations de la publicité ces 15 dernières années pour réaffirmer le vieux modèle « agence créa VS reste du monde » et ainsi tirer la couverture à soi. Le problème dans cette tribune est plus large. En effet, on y retrouve en quelques lignes tout ce qui cloche dans l’obsession des communicants pour la Data avec un grand « D ».

Premièrement, on utilise toujours ce terme de manière générique, comme si les données étaient une chose homogène qui n’existait pas avant 2010. Mais entre les fichiers CRM d’un leader de la grande distribution, les projections à 30 ans d’un rapport de l’OCDE sur les classes moyennes des pays émergents et les résultats d’une étude quantitative menée auprès de 300 mères de famille, il y a un monde de différence. Certes, des chiffres sont des chiffres ; mais tout n’est pas si simple à comparer, agréger, interroger.

De ce premier malentendu en découle un deuxième : on attribue bien trop de précision et de pouvoir à la Data. Pour beaucoup, elle permettrait enfin de dépasser le « doigt mouillé » et faire entrer la pub dans une véritable démarche scientifique et objective. Le problème, c’est que la donnée elle-même n’est jamais totalement objective. A commencer par ses sources (par exemple, des chiffres provenant d’un géant numérique comme Google et Facebook) et ses méthodes de collecte… Cela dit, cet écueil est le même pour toutes les disciplines. Toute méthodologie porte en elle des biais ; il faut simplement les connaître et se garder de considérer ses résultats comme indépassables. Le risque d’une telle illusion, c’est de se retrouver avec des œillères et passer à côté d’enseignements riches mais qui, parce qu’ils n’émergent pas au travers d’algorithmes prétendument complexes, sont considérés comme faux.

Enfin, les publicitaires imaginent que la Data sera bientôt si parfaite qu’elle permettra d’automatiser l’essentiel des actions de communication. Certes, les développements du programmatique et de la Dynamic Content Optimization pointent vers un futur où une grande partie de l’achat et du ciblage sera pris en charge par des machines. En revanche, l’erreur ici serait de croire que la compréhension consommateur puisse bénéficier du même traitement. J’adorerais pouvoir m’appuyer sur une machine pour faire apparaître par magie des insights jusqu’ici invisibles, mais je n’ai rien vu de tel pour l’instant…

Ne pas fantasmer la Data pour mieux la protéger

Je n’en ai pas fini.

Contrairement à ce que les quelques lignes précédentes laissent entendre, je considère la donnée comme essentielle. En tant que planneur (et a fortiori travaillant en agence média) je demeure attaché à une certaine forme de méthode. Je ne prétends pas être scientifique, tant s’en faut, mais je ne conçois pas d’avancer une idée sans qu’elle soit étayée par une ou plusieurs études.
Or, je crains que l’obsession actuelle pour la Data ne débouche à moyen terme sur des déceptions, des frustrations et surtout un rejet en bloc. C’est le principe du « cycle de hype » de Gartner : lorsqu’une innovation apparaît, elle est toujours investie d’immenses espoirs qui sont invariablement douchés, avant de disparaître et revenir lentement sous une autre forme. A ce titre, la Data (notez que j’utilise volontairement le terme le plus vague possible) sera-t-elle un jour vouée aux gémonies ? La question se pose dès aujourd’hui à la lecture de la tribune de David Golding, qui semble déjà balayer d’un revers de main le besoin de rationnel dans le métier de publicitaire créatif.
Very little of the culture we make would or could come from a data-driven model. (…) All these cultural events were born from creative minds and brave clients. Not numbers.
En d’autres termes : « l’Art s’affranchit de chiffres ¯\_(ツ)_/¯ ».

Cette vision, c’est de la paresse intellectuelle maquillée en licence poétique. Néanmoins, Golding peut se permettre de la porter car 1) son agence est l’une des plus primées au monde et 2) il est encore relativement isolé.

En revanche, si dans quelques années les déçus de la Data sont plus nombreux — et ils risquent de l’être si l’on continue à la fantasmer — , alors les voix contre tout type de réflexion chiffrée se multiplieront aussi bien dans les agences que chez l’annonceur.

Afin d’éviter ce futur mouvement de balancier, il nous faut dès aujourd’hui reconsidérer notre métier en faisant preuve de davantage de mesure dans un sens comme dans l’autre.

La Data est plus que jamais essentielle en planning stratégique et en publicité en général. Que l’on travaille côté « culture » ou « collateral », ne nous en exonérons pas.

En revanche, libérons-nous de l’idolâtrie des données et des outils. Leurs enseignements ne doivent pas être pris pour argent comptant. Par ailleurs, le travail stratégique repose aussi sur d’autres sources d’enseignements parfois moins tangibles comme l’observation (participative ou non), la discussion, la lecture…

Les tenants d’une vision 100% « doigt mouillé » comme les tenants d’une approche 100% « data driven » ne vendent que des boites noires. Le seul modèle qui vaille est hybride. Preuve que ces interrogations sont d’actualité : il y a quelques semaines, Thomas Jamet et Vincent Balusseau réaffirmaient avec justesse l’alliance « Math & Magic » à l’ère de la Data. Pour créer et préserver les conditions d’une telle alchimie, il nous faut aussi réaffirmer une autre union, celle des « Guts & Numbers », de l’Intuition et de la Rigueur.



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