Dans Le Nom sur le mur, Hervé Le Tellier quitte les terres de l’expérimentation oulipienne pour reconstituer avec minutie la vie d’un inconnu dont seul subsiste le nom gravé sur un pan de sa résidence secondaire de Dieulefit, dans la Drôme. André Chaix, qui repose dans un cimetière à quelques mètres de là, est mort à seulement 20 ans, en 1944. A partir de ce destin foudroyé, l’écrivain dresse un portrait pudique, simple et lumineux de la Résistance.
Le Nom sur le mur se nourrit de documents intimes (photos, correspondance, publicités) et mêle réflexions intimes à des analyses dépouillées, quasi-scolaires. On est loin d’un panégyrique ou d’un poème épique à la gloire de chevaliers en lutte contre le Mal. Ce qui frappe, c’est plutôt la simplicité de la situation d’André dans un moment de l’Histoire tout sauf simple.
André est probablement entré en résistance lors de la mise en place du Service du Travail Obligatoire en 1943, qui a précipité de nombreux jeunes dans les bras des Forces Françaises de l’Intérieur. Sous la plume de Le Tellier, on découvre son quotidien difficile mais non dépourvu de plaisirs, de camaraderie, de petites choses. André écrit des lettres tendres, très premier degré, à sa fiancée, sans nul ton solennel ou messages codés. On voit même qu’il profite de « perm » pour se changer les idées.
Loin de minimiser l’engagement du jeune homme et ses congénères, le travail sensible de Le Tellier le rend plus humain, plus proche et donc plus admirable encore.
On connaît le concept de « banalité du mal » développé par Hannah Arendt dans Eichmann à Jérusalem, ainsi que les innombrables expériences sociales visant à prouver la facilité pour l’Homme à se faire tortionnaire sans même s’en rendre compte. La vie d’André Chaix montre l’inverse : un sacrifice naturel, franc, ordinaire. La banalité du bien.
On croise aussi nombre de héros discrets de la Seconde Guerre Mondiale dans les pages de Tous passaient sans effroi de Jean Rolin. L’auteur y raconte, dans son style sec d’ancien correspondant de guerre, le parcours de divers personnages — fonctionnaires, prêtres, gangsters, passeurs cupides et têtes brûlées de l’US Air Force — ayant entrepris la traversée des Pyrénées pendant l’occupation, afin de s’engager en résistance ou sauver leur vie.
Ici non plus, l’auteur ne donne jamais dans le lyrique. Si le très beau titre du livre est issu du Cor de Vigny, il n’est nullement question de chanson de geste. Rolin aime au contraire les petits détails, parfois à la limite du grotesque : indications topologiques dignes d’un GR, graffitis et affichettes défraîchies, le nom d’un bar un soir de beuverie, les échanges enflés d’un procès d’assises d’après-guerre, les accoutrement et effets personnels des voyageurs. Mêlé à cette foule de précisions, le courage de ses protagonistes ressort de manière plus vive. On passe du noir et blanc de manuel d’histoire à la photographie couleur, riche de milliers de nuances.
Lors du festival SXSW de Londres, qui s’est tenu en juin dernier, j’ai pu assister à une table ronde animée par l’activiste et avocate Jennifer Gibson. Gibson a créé Psst.org, une plateforme qui aide les lanceurs d’alerte à faire entendre leur voix sans crainte de représailles. Pour elle, le terme même de « lanceur d’alerte » serait toxique, car il porte en lui l’idée d’une action par essence individuelle, un sacrifice personnel sur l’autel du bien commun. Centrer les récits de résistance sur des héros isolés et fiers, façon David contre Goliath, peut en fin de compte se révéler contre-productif. Pour susciter l’engagement, il vaut mieux se doter de modèles à la fois collectifs et atteignables. Des gens ordinaires accomplissant l’extraordinaire : c’est bien ce que donnent à voir Le Tellier et Rolin.
Parmi les exilés dont Jean Rolin dresse le portrait, on reconnaît le philosophe allemand Walter Benjamin. Pour fuir la persécution des juifs, il entreprit un éprouvant périple à travers les Pyrénées le 25 septembre 1940, au lendemain duquel il se suicidera côté espagnol, sous la menace d’une reconduite en territoire français. Il n’avait alors que 48 ans.
Penseur critique de la modernité, Benjamin est aujourd’hui de plus en plus étudié et cité tant sa réflexion sur « l’aura » des oeuvres et la reproduction mécanique de la culture résonne à l’ère de l’IA généralisée. Il est notamment l’une des influences principales de l’essayiste Byung-Chul Han. Né en Corée, Han a d’abord étudié la métallurgie dans son pays d’origine avant d’émigrer en Allemagne et se tourner vers la philosophie. Il développe depuis plusieurs années une critique aussi profonde qu’influente de l’impact du numérique associé au néolibéralisme sur la société.
Raconter des histoires pour faire Histoire
Son dernier essai publié en Français, La Crise dans le récit, convoque Walter Benjamin pour un réquisitoire contre l’appauvrissement de nos imaginaires. Han y opère notamment une distinction entre « informations » et « histoires ».
Les « informations », c’est-à-dire toute forme de news, posts, stories, sont parcellaires, éphémères, individualisées et dépourvues de sens ; tandis que les « histoires » ont un début et une fin et s’inscrivent dans le temps long.
Les histoires se transmettent et se transforment collectivement et, ce faisant, ancrent l’individu dans un Tout plus grand. Elles peuvent prendre toutes les formes, de l’anecdote familiale au mythe fondateur, de l’événement historique à la légende locale. Ce qui compte, c’est qu’on les raconte.
Byung-Chul Han déplore la prolifération des informations à l’ère digitale, où le storyselling a, dit-il, remplacé le storytelling. L’art narratif serait désormais détourné à des fins mercantiles tandis que la prolifération de distractions, trends, notifications, buzz en tout genre, nous noierait dans un monde sans cohérence et une crise sans fin.
A lire Han, je ne peux m’empêcher de penser que certains ont pourtant bien compris l’importance de raconter des histoires pour faire Histoire. C’est le cas de l’homme d’affaires Pierre-Edouard Stérin, qui met sa fortune et son influence au service d’une vision ultra-conservatrice et identitaire de la société, par des moyens détournés comme les médias ou le divertissement.
La polémique actuelle sur le Label des « Plus Belle Fêtes de France » révèle sa stratégie. Cette distinction, qui recense les fêtes populaires issues du patrimoine local, est indirectement financée par le milliardaire à travers Studio 496, une agence événementielle dont l’objectif est de « faire vibrer la France » en valorisant « l’héritage reçu ». Les fêtes en l’honneur de saints-patrons ou retraçant un glorieux passé local (par exemple des rencontres médiévales) sont souvent innocentes ; mais elles portent aussi les valeurs d’une France terrienne et éternelle que souhaite diffuser P-E.Stérin. Suite à la récente publication d’une enquête de l’Humanité, plusieurs fêtes se sont désolidarisées du label et la polémique enfle au sujet d’autres événements en théorie apolitiques, comme les fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans.
Comment répliquer à cette récupération des grands récits par les ultras?
Les « informations », c’est-à-dire toute forme de news, posts, stories, sont parcellaires, éphémères, individualisées et dépourvues de sens ; tandis que les « histoires » ont un début et une fin et s’inscrivent dans le temps long.
Les histoires se transmettent et se transforment collectivement et, ce faisant, ancrent l’individu dans un Tout plus grand. Elles peuvent prendre toutes les formes, de l’anecdote familiale au mythe fondateur, de l’événement historique à la légende locale. Ce qui compte, c’est qu’on les raconte.
Byung-Chul Han déplore la prolifération des informations à l’ère digitale, où le storyselling a, dit-il, remplacé le storytelling. L’art narratif serait désormais détourné à des fins mercantiles tandis que la prolifération de distractions, trends, notifications, buzz en tout genre, nous noierait dans un monde sans cohérence et une crise sans fin.
A lire Han, je ne peux m’empêcher de penser que certains ont pourtant bien compris l’importance de raconter des histoires pour faire Histoire. C’est le cas de l’homme d’affaires Pierre-Edouard Stérin, qui met sa fortune et son influence au service d’une vision ultra-conservatrice et identitaire de la société, par des moyens détournés comme les médias ou le divertissement.
La polémique actuelle sur le Label des « Plus Belle Fêtes de France » révèle sa stratégie. Cette distinction, qui recense les fêtes populaires issues du patrimoine local, est indirectement financée par le milliardaire à travers Studio 496, une agence événementielle dont l’objectif est de « faire vibrer la France » en valorisant « l’héritage reçu ». Les fêtes en l’honneur de saints-patrons ou retraçant un glorieux passé local (par exemple des rencontres médiévales) sont souvent innocentes ; mais elles portent aussi les valeurs d’une France terrienne et éternelle que souhaite diffuser P-E.Stérin. Suite à la récente publication d’une enquête de l’Humanité, plusieurs fêtes se sont désolidarisées du label et la polémique enfle au sujet d’autres événements en théorie apolitiques, comme les fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans.
Comment répliquer à cette récupération des grands récits par les ultras?
Quelles histoires peut-on raconter pour se ré-ancrer, sans pour autant se replier ?
Comment redonner du sens au quotidien en renforçant les ponts entre hier, aujourd’hui et demain ?
Le Tellier et Rolin répondent à leur manière à cette question en modernisant le récit du combat contre la barbarie. Ils dépassent les simples informations — noms gravés sur un mur ou un monument aux morts — pour reconstituer de grandes histoires faites de petites choses. Ce faisant, ils nous offrent d’autres modèles qui, en étant plus proches, nous projettent plus loin.
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