dimanche 2 octobre 2011

Le défi de la défiance (Com de crise, 1)


Nicolas Milhé, Respublica, 2009

En cette rentrée littéraire, jeter un coup d’œil aux ventes de livres est assez instructif. Tous les classements essais sont en effet trustés par des bouquins sur les errements du Pouvoir sous toutes ses formes. On y retrouve ainsi Sarko m’a tuer, La République des mallettes, Ne vous représentez pas! ou le classique Indignez-vous!, mais également L’échéance, Le Capitalisme hors-la-loi et Les Intellectuels faussaires. Des ouvrages aux titres agressifs (pour ne pas dire autre chose) mais qui n'ont pourtant rien de brûlots et sont publiés par des gens respectables...
De leur côté, les newsmagazines multiplient les couvertures spectaculaires : "les coupables de la dette", "l'échec des élites", "l'année de la révolte"… Pour un peu, Le Point et l’Express chasseraient  sur les terres antisystème de Marianne, et les Inrocks nous annonceraient carrément une "Commune 2.0" à l'échelle mondiale!

Le constat est univoque : la défiance vis-à-vis des élites explose et nous vivons une rentrée à haut-risque —du moins symboliquement.

L’explication n’est pas à chercher très loin. D'une part, l’approche de 2012 fait sortir les dossiers qui tachent et fâchent, d'où la multiplication des histoires de corruption et autres barbouzeries, qui s’ajoutent à certaines affaires de mœurs... Mais surtout, c'est la crise de la dette qui semble plomber l'image de gouvernants impuissants face à des marchés capricieux.

Ce qui est intéressant ici, c'est le changement de discours qui s'est opéré en quelques semaines. La crise de 2007-2008 avait précipité le retour du Politique dans l'Economie, appelé au chevet d'un secteur privé malade de sa cupidité. On se re-penchait alors sur Keynes et on applaudissait le front commun des Etats pour sauver le système financier mondial. Depuis août, les gouvernements sont vus comme dépensiers et apparaissent incapables de s'accorder sur les solutions à adopter —au sein de l'Eurozone, bien sûr, mais également à l'échelle internationale (The Economist y consacre d'ailleurs son éditorial cette semaine).

Ce retournement de situation ne profite pas au secteur privé. Les banques, qui pourraient presque paraître victimes de l'instabilité financière cette fois-ci, ne voient pas leur image s'améliorer pour autant. Plus généralement, le monde de l'entreprise ne s'en sort pas mieux : la publiphobie et la défiance vis-à-vis des marques atteignent des sommets, comme le révèle le panel TNS/Australie de cette année.
The Economist en mode "prends-toi-ça-dans-les-dents
La défiance règne donc en France ; et ce d'autant plus qu'aux raisons conjoncturelles déjà évoquées s'ajoutent des facteurs plus structurels.

Dans un petit essai publié fin 2007 aux éditions de l'ENS-Ulm, Yann Algan et Pierre Cahuc analysent ce qu'ils appellent la société de défiance française. Une véritable suspicion collective, vis-à-vis de l'autorité, de l'économie, des autres pays, mais également entre citoyens eux-mêmes. Certes, le rejet des grandes institutions et de certaines formes de lien social est un des traits caractéristiques de la post-modernité, mais il apparaît très accentué en France. Nous nous illustrons régulièrement dans les sondages internationaux comme une des nations les plus pessimistes, les plus désabusées et les plus égoïstes (à ce titre les premières pages de l'ouvrage sont particulièrement acides).

Pour Algan et Cahuc, la défiance structurelle des français, qui trouve un fort écho aujourd'hui, est due au système social instauré dans l'après-guerre, construit sur le couple corporatisme/étatisme. L'étatisme signifierait une intervention très top>down du pouvoir (centralisé, bien sûr), et le corporatisme la multiplication des traitements spéciaux accordés au cas-par-cas à des partenaires sociaux incapables de se fédérer. Deux modus operandi créateurs d'inégalités sinon réelles, au moins perçues. Parce que les citoyens considèrent que seule la loi de la jungle et ses passe-droits prévalent réellement en France, ils n'ont plus confiance en personne et cherchent eux-mêmes à s'adapter, en s'affranchissant ex-mêmes de certaines règles (fraude fiscale, etc.). Et parce que l'actualité leur apporte chaque jour de nouvelle preuves qu'ils vivent dans un système à deux, trois, quatre voire cinq vitesses, ils sont de plus en plus désabusés et n'attendent plus rien des élites, si ce n'est éventuellement des faveurs.

Une analyse que l'on retrouve en filigrane chez Pierre Rosanvallon, qui appelle dans son dernier essai à refonder le vivre-ensemble en partant notamment du principe de réciprocité, c'est-à-dire de garantir le fait que tout le monde soit "logé à la même enseigne". A noter que, pour le coup, l'aspiration populaire à plus de réciprocité est aujourd'hui omniprésente (cf. les Indignés espagnols, israéliens ou américains)...

Pour en revenir aux Français : la crise qui se profile devrait nous conduire non pas à nous indigner, mais à nous enfoncer toujours plus dans la défiance généralisée. Il n'appartient pourtant qu'aux gouvernants, aux financiers, aux entreprises et marques et aux citoyens eux-mêmes de lutter contre cette tendance pernicieuse. C'est un vœu pieux, certes. Mais il faut bien que certains le fassent.


***
Ce billet est le premier de la série "Com de crise". 
Vous pouvez retrouver les deux suivants ici :




2 commentaires:

  1. Raison de plus pour relire Peyrefitte...

    RépondreSupprimer
  2. Tout ça me rappelle furieusement un certain samedi matin à plancher pendant 4h sur "La confiance" ;)

    Très intéressant en tout cas, mais bizarrement je trouve qu'en France ça ne se traduit par rien de concret. Les indignés - et assimilés - se mobilisent dans de nombreux pays mais pas chez nous. La défiance est-elle compatible avec la résignation ?

    RépondreSupprimer