jeudi 17 septembre 2015

Une brève histoire de l'avenir au Louvre



Thomas Cole - Le Destin des empires. Destruction (1836)

J'ai eu la grande chance d'être invité à participer au catalogue de l'exposition Une brève histoire de l'avenir qui s'ouvre la semaine prochaine au Louvre. Il s'agissait de décrire succinctement ma vision du monde en 2050 : mes craintes et/ou mes espoirs. Un chouette exercice de style ! Le livre vient de paraître, aussi je me permets de partager avec vous mon petit texte, qui s'accompagnait d'une œuvre de mon choix. Et si vous en avez l'occasion, courrez au Louvre (vous avez jusqu'à janvier 2016) !

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Et si une exposition telle qu’Une brève histoire de l’avenir était l’un des derniers exemples de réflexion prospective avant sa disparition progressive ? Je crains en effet que la notion de «long terme» n’ait perdu tout son sens à l’horizon 2050. 

On sait combien l’informatisation croissante de la société ainsi que la démocratisation de technologies telle que la téléphonie mobile ont démultiplié et accéléré les flux d’information. Or, plus l’information est abondante et circule vite, plus le temps nécessaire pour la produire, la collecter et l’exploiter se réduit. L’économie compte désormais en nanosecondes et des industries entières se nourrissent de cette fuite en avant, comme les médias, l’aéronautique et bien sûr la finance. Quel meilleur exemple de cette réduction du temps à des proportions infinitésimales que l’explosion du trading à haute fréquence (HFT) depuis une dizaine d’années ? 

Cependant, loin de n’affecter qu’une poignée de métiers, cette logique traverse toutes les sphères de la société —publique, privée, intime. En passant de l’heure à la minute, de la minute à la seconde, nous changeons durablement d’échelle du temps. L’ultra-court terme devient standard. Les court et moyen termes sont tolérés. Le long terme semble quant à lui abandonné aux seuls savants ou aux rêveurs. 

Ce court-termisme outrancier trouve dans la montée de l’individualisme, qui reste le cœur de la modernité, un important relais. En effet, l’aversion naturelle au risque conduit l’Homme à privilégier la satisfaction immédiate de ses désirs. Aidés en cela par les nouvelles technologies, nous n’aurons bientôt plus aucun intérêt pratique ou intellectuel à nous projeter dans le futur, fût-il proche.

D’ici 2050, la notion de long terme pourrait ainsi s'estomper puis disparaître. Or, comment s'imaginer un avenir lorsque notre référentiel temporel est purement et simplement tronqué ? Comment faire naître de grandes idées sans une quelconque volonté de transcendance ? Et comment construire des projets collectifs sans ambition ni vision ? 

La relative indifférence autour du changement climatique, phénomène bien réel mais trop éloigné symboliquement pour que le grand public s’en préoccupe davantage, ou encore les difficultés à renouveler les courants de pensée économique traditionnels, sont autant d’exemples précoces des obstacles que nous pourrions rencontrer demain. 

Je crois néanmoins que la réflexion de long terme peut encore être préservée en prenant appui sur trois grands piliers. 

Le premier, c'est la technologie elle-même. Si elle influe irrémédiablement sur notre perception du temps, rien ne nous empêche d'en tirer parti. Par exemple, la vitesse d'accumulation et d'extraction des données a grimpé de manière spectaculaire ces dernières années. Ce que l'on appelle la « big data » a envahi de nombreux aspects de notre quotidien et tend elle-même à l'accélérer, comme lorsqu'un algorithme nous pousse à acheter plus vite un billet d'avion. Pourquoi, dès lors, ne pas mettre une telle puissance de calcul au service de la compréhension chiffrée des évolutions macroscopiques de notre société sur de longues périodes ? 

Par ailleurs, l'éducation a un rôle important à jouer dans notre réappropriation du long terme. On pourrait ainsi intégrer davantage la réflexion sur notre avenir dans les cours d'histoire-géographie, d'éducation civique ou de sciences, voire lui réserver une matière à part entière. C’est en se forgeant un solide esprit critique et en stimulant l'imagination que l’on pourra faire de la mise en perspective sur le long terme un véritable réflexe intellectuel.

Enfin, l'Art est plus que jamais un puissant outil pour interroger notre futur, d’autant plus puissant qu’il est universel et permet de toucher un vaste public. A ce titre, romans, films ou encore pièces de théâtre d’anticipation sont autant de longues-vues à chérir. Et au-delà de la science-fiction, c’est l’ensemble des œuvres, à travers les valeurs et questionnements qu’elles portent, qui peut nous aider à réfléchir – et infléchir - à notre trajectoire. D'ailleurs, ne dit-on pas ars longa, vita brevis ?
 

Pour illustrer mon propos, j'ai choisi Organ2/ASLSP (As SLow aS Possible) de John Cage (1987), une œuvre musicale conçue pour n'être jouée que sur de très longues périodes. Elle est actuellement exécutée note par note dans l'église d'une petite ville allemande nommée Halberstadt, dans le cadre d'un concert qui ne se terminera qu'en 2640.

Ce projet permettait à Cage de repousser de nouveau les limites de la musique en jouant sur une de ses dimensions fondamentales, le temps, et en mettant à l'épreuve la patience du public au milieu des années 80, au moment même où les flux d'information connaissaient une accélération vertigineuse.


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