vendredi 17 juillet 2015

L'innovation de rupture est-elle en panne ?, part. 2

CC - "Abstract building" par Fumigraphik

D'ici quelques semaines devrait paraître le 13e numéro de Tank, une revue consacrée à la communication à laquelle je contribue régulièrement. Je ne peux résister à l'envie de partager avec vous le long papier que je devrais y publier, puisqu'il fait écho à autre article publié ici-même début 2013.

J'en profite pour préciser que je n'ai pas décidé d'abandonner mon blog, mais plutôt de lui donner une fonction de centralisation et d'archivage des contributions que je peux faire à droite à gauche, car l'intérêt d'écrire des articles exclusivement pour un blog est chaque jour plus limité pour un paquet de raisons (manque de temps, trafic devenu anémique suite aux mises à jour de Facebook, format trop figé, etc.).

Bonne lecture :)





L'innovation de rupture est-elle en panne ?
A l’heure où l’innovation est érigée en valeur cardinale par nos sociétés, de plus en plus de voix discordantes se font entendre. Pour certains, notre capacité d’invention aurait atteint un plafond et les grandes révolutions technologiques et économiques seraient dernière nous. L’innovation de rupture ne serait-elle qu’un lointain souvenir ?

C'est une antienne inlassablement répétée de conférence en conférence, d’interview en interview et de publicité en publicité. Pas un seul jour sans qu'un grand groupe ou une obscure start-up ne prétende bouleverser son marché, lorsque ce n'est pas la société toute entière. A l'heure où les GAFA façonnent notre quotidien et où des pans entiers de l'économie se font «überiser», se contenter d'innover ne suffit plus pour émerger et survivre : il faut coûte que coûte marquer une rupture. Et si elle touche avant tout l'industrie numérique, qui est toujours à l'affût du prochain Facebook, cette obsession pour la disruption semble avoir atteint tous les secteurs. Pneus, dentifrice, services bancaires ou crèmes de soin : c'est la révolution à tous les rayons ! Certes, il ne s'agit bien souvent que de figures de style marketing. Cependant, elles accréditent en filigrane un constat plus profond : nous serions aujourd'hui au coeur d'une période inédite dans l'Histoire, marquée par une accélération vertigineuse de l'innovation. Le Progrès qui s’emballe, la disruption devenue la norme plus que l'exception. L'idée est séduisante —mais elle est loin d'être partagée par tous.

L’ère de l’innovation à la petite semaine ?

En effet, le professeur de physique expérimentale britannique Richard Jones, connu pour ses travaux sur les nano- et biotechnologies, déplore régulièrement l’absence d’innovations fondamentales. Pour le chercheur, notre système économique de plus en plus libéral n’incite pas les entreprises à prendre les risques nécessaires à toute grande découverte, tandis que la nécessaire implication des pouvoirs publics est de plus en plus rejetée. Aux innovations de rupture se substituerait ainsi une innovation à la marge, pour ne pas dire «à la petite semaine». Une vision bien résumée par cette formule cruelle de l’investisseur Peter Thiel : «Nous rêvions de voitures volantes et tout ce que nous avons à la place ce sont 140 caractères».

Certains poussent même la critique plus loin. L’économiste américain Tyler Cowen s’est illustré en 2011 en publiant un pamphlet intitulé The Great Stagnation. Dans ce court ouvrage, non traduit en France, il arguait que le récent ralentissement économique des Etats-Unis (et, par extension, du reste du monde) est l’arbre qui cache la forêt. Pour Cowen, c’est notre capacité d’innovation tout entière qui serait comme asséchée, avec pour conséquence une productivité en berne. Une thèse que l’on retrouvait exposée début 2013 dans les colonnes de l’hebdomadaire The Economist, où l’on découvrait que, malgré la montée de Google, du Web 2.0 et de l’Internet mobile, la productivité des Etats-Unis entre 2004 et 2013 s’avérait moins élevée que dans les années 70 et 80 !

Les tentatives d’explication du supposé ralentissement de l’innovation de rupture sont légion. Pour certains auteurs, nous aurions déjà inventé tout ce qui pourrait répondre à nos besoins primaires (nourriture, habitation, transport...), ce qui limite de facto les chances d’inventer quelque chose de révolutionnaire. D’autres, comme les économistes au MIT Ben Jones et Pierre Azoulay, estiment que nous sommes désormais ralentis par ce qu’ils appellent le «fardeau de la connaissance», c’est-à-dire l’accumulation de connaissances à intégrer avant de se lancer dans les recherches.

Est-ce à dire pour autant que l’innovation, et notamment l’innovation de rupture, est totalement en panne ? L’explosion de technologies comme la robotique, l’impression 3D ou les voitures sans conducteur, ainsi que l’émergence d’autres telles que le graphène, le deep learning (un nouveau champ de développement de l’intelligence artificielle) ou la géo-ingénierie prouvent au contraire que l’inventivité de nos sociétés est plus vivace que jamais.

La véritable innovation ne peut se juger que sur le long terme

En réalité, le point commun entre ces nombreuses innovations, c’est qu’elles font beaucoup parler d’elles mais sont aussi très longues à mûrir et transformer durablement notre monde. D’où l’apparition systématique de phénomènes de cycles mis en lumière par l’institut d’études Gartner. Dans un premier temps, l’innovation suscite l’intérêt d’une poignée de spécialistes, avant d’être de plus en plus médiatisée. Elle est alors rapidement investie d’espoirs aussi immenses qu’irréalistes. En conséquence, on observe toujours une troisième phase de désillusion, où l’innovation met trop de temps à se développer et finit par être considérée comme une «tarte à la crème» qui ne se concrétisera jamais. Surviennent enfin une quatrième et une cinquième phases où la technologie arrive plus discrètement à maturité et atteint un plateau. Elle est alors prête pour le grand public.

Entre ces cinq étapes, il peut se passer des années voire des décennies durant lesquelles la technologie évolue et prend parfois une forme à laquelle on ne s’attendait pas —ou, du moins, on ne s’attendait plus. Par exemple, les balbutiements de la visiophonie remontent au début des années 70. Elle ne se développera pourtant jamais pleinement en plus de 40 ans et restera longtemps l’incarnation d’un futur fantasmé et un brin désuet. Pourtant, le service Skype, apparu au milieu des années 2000 et aujourd’hui utilisé par plusieurs centaines de millions de personnes en est un avatar. Non seulement Skype a concrétisé la visiophonie sans que l’on s’en rende compte, mais il a au passage révolutionné la téléphonie en diffusant auprès du grand public la VoIP (téléphonie par Internet). L’innovation de rupture ne peut donc être jugée que sur le long terme.

Autre exemple : en 1987, le Prix Nobel d’économie Robert Solow s’étonnait de voir «des ordinateurs partout sauf dans les statistiques de productivité». Cette observation, devenue célèbre sous le nom de «Paradoxe de Solow», fut battue en brèche dès la décennie suivante, une fois les outils informatiques pleinement intégrés par les organisations et les ménages. Comme s’il fallait un temps d’apprentissage à l’économie et la société pour absorber ces changements. On retrouve en partie cette idée chez Clayton Christensen, l’un des principaux théoriciens de l’innovation de rupture. Dans The Innovator’s Dilemma, son essai de référence publié en 1997, ce professeur à Harvard montrait que les inventions «disruptives» présentaient toujours le risque de faire perdre en efficacité aux entreprises dans un premier temps, avant de se révéler bénéfiques sur le moyen-long terme. D’où le fameux dilemme, car rares sont ceux qui osent prendre ce pari sur l’avenir...

Un terme trompeur

Si l’innovation de rupture peut sembler en panne, c’est que le terme-même de «rupture» prête à confusion. En effet, il suppose que l’innovation fondamentale arrive toujours de manière soudaine, sans lien établi avec d’autres innovations. La société tout entière serait ainsi ponctuellement prise par surprise par une trouvaille révolutionnaire. C’est une vision romantique de l’innovation car il n’existe pas d’invention qui ne soit issue de nombreux tâtonnements et améliorations par plusieurs personnes. Si James Watt est souvent considéré comme le créateur de la machine à vapeur qui a en partie permis la première révolution industrielle, ses racines remontent à l’antiquité. La figure de l’inventeur comme génie isolé dans son atelier est un mythe et la véritable innovation apparaît souvent en réponse à d’autres. Si certaines innovations ont un pouvoir de transformation socio-économique indéniable, elles ne se construisent pas moins sur le long terme grâce à de nombreux protagonistes. Joseph Schumpeter, célèbre économiste autrichien et père des théories de l’innovation, n’excluait pas l’idée qu’il y ait parfois des percées technologiques ou scientifiques exceptionnelles mais considérait que les inventions apparaissaient surtout en «grappes», chaque inventeur améliorant le travail d’un autre dans un processus de dialectique permanente.

Le terme de «rupture» peut être également trompeur en ce sens qu’il suppose que les plus grands problèmes de l’humanité peuvent être résolus par la seule technologie. Cette croyance diffuse, que le penseur critique Evgeny Morozov nomme «solutionnisme technologique» nous pousserait à attendre une poignée d’innovations providentielles sans chercher à améliorer notre quotidien par nos propres moyens.

Sans verser dans une vision aussi sévère, on peut conclure que «l’innovation de rupture» n’est pas en panne : elle est tout simplement une construction sociale, un mythe. Mais un mythe moteur, qui pousse individus et entreprises, citoyens et pouvoirs publics à inventer et réinventer sans cesse pour transformer le monde. La révolution est donc plus affaire de continuité que de rupture.






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