lundi 8 novembre 2021

Le diable est-il dans l’abstrait ?

 

D'après Fang Wei Lin - Unsplash

Ce texte très personnel mûrit dans mes notes depuis trois ans. Trois ans que le grand cabinet de conseil McKinsey se fait régulièrement épingler pour son travail un peu trop efficace pour des clients un peu trop polémiques — de sa présence aux côtés de MBS en Arabie Saoudite à son travail d’accélération des expulsions des immigrés sous Trump jusqu’à son implication dans la crise des opiacés aux Etats-Unis.

A chaque scandale, les mêmes questions : vont-ils s’en sortir ? Leur réputation auprès des grandes entreprises n’en est-elle pas affaiblie ? Et surtout : comment des consultants, qui demeurent des femmes et des hommes comme les autres, peuvent-il accepter en leur âme et conscience de travailler à des projets… qui ne profitent pas à la société, pour donner dans la litote ?

Certains diront « c’est la monnaie qui dirige le monde » et ils auront sans doute raison ; mais ce qui m’interpelle n’est pas tant le but poursuivi (le pouvoir, l’argent, etc.) que ce qui permet d’y arriver. En d’autres termes, qu’est-ce qui fait que l’on peut mener à bien des projets aussi mauvais ?

Il me semble que la réponse systématique à cette question est l’art de l’Abstraction. En effet, les grands consultants peuvent réaliser des projets de toute sorte, y compris les plus difficiles, grâce à la mise à distance de leurs activités et à leur extraordinaire maîtrise de la pensée abstraite.

Max Weber a très tôt montré la puissance du couple abstraction/rationalisation dans la conduite des affaires publiques ou économiques. De mêmes règles, de mêmes processus, de mêmes réflexes peuvent être appliqués à un grand nombre de situations pour gagner en efficacité. Un siècle après Weber, la généralisation dans les entreprises modernes - dont les cabinets de conseil et les agences de com - de grilles d’analyse et templates permet de comprendre et d’agir vite. En effet, au-delà d’un certain niveau d’abstraction, toutes les problématiques business se ressemblent… et partagent donc les mêmes solutions. L’abstraction-rationalisation apporte des réponses claires à des enjeux complexes en permettant à l’individu de ne pas s’attarder sur des détails qui nuiraient à sa concentration et sa lecture des vrais enjeux.

Le problème intervient lorsque l’abstraction finit par anesthésier l’esprit critique de ceux qui la manient ! Car développer la consommation d’opiacés, quitte à plonger des centaines de milliers de personnes dans l’addiction, repose au fond sur les mêmes mécanismes que booster les ventes de voitures ou transformer la supply chain d’une chaîne de restaurants. La chercheuse à l’Université de Paris Marie-Anne Dujarier a étudié combien l’abstraction croissante des tâches en entreprise, de plus en plus délimitées et « gamifiées » portait l’émergence d’un management moins concret, désincarné et donc déresponsabilisé. Impossible, par ailleurs, de ne pas penser aux réflexions d’Hannah Arendt sur un Adolf Eichmann retranché derrière un statut de fonctionnaire se contentant de remplir des grilles…

Sans aller aussi loin, on peut retrouver ce caractère ambivalent de l’abstraction, à la fois levier d’efficacité et voile occultant, dans notre obsession pour les data et plus spécifiquement les KPIs chiffrés. Si l’on estime que les chiffres sont objectifs, c’est parce qu’ils permettent des faire abstraction des particularismes. Un 0 c’est un 0, un point de pourcentage c’est un point de pourcentage ; ce qui réduit les imprécisions et facilite les comparaisons. Rien à voir donc avec les mots, dont le sens est mouvant et variera en fonction des cultures, du contexte, des individus. Mais que se passe-t-il lorsque le chiffre abstrait vient non pas révéler la réalité mais s’y substituer ? C’est la dérive qu’avait identifié en 1975 l’économiste Charles Goodhart à travers la loi qui porte son nom : « lorsqu'une mesure devient un objectif, elle cesse d'être une bonne mesure ». Pour Goodhart, confondre l’objectif avec sa mesure ouvre la voie à la manipulation de la réalité. Imaginez un gérant d’hôpital qui, parce qu’il souhaite conserver un taux de rémission des patients de 100%, n’accepterait que les affections bénignes et refuserait de soigner des maladies graves ! Cela pourra vous paraître exagéré mais en économie les exemples réels sont légion.

ASSEMBLER LES IDÉES

Alors, le diable est-il dans l’abstrait, à défaut d’être dans les détails ? 

Peut-être bien ; mais je persiste à croire que l’Abstraction peut encore résoudre certains maux de l’époque. Comment ? En nous offrant un creuset où assembler de nouvelles idées.

A l’heure où les outils numériques accordent un accès illimité à l’information, nous semblons paradoxalement nous réfugier dans des bulles intellectuelles et sociales. La faute aux algorithmes, qui nourrissent et grossissent nos centres d’intérêt. La faute à une éducation assez spécialisée, que l’on souhaite concrète mais qui, en cherchant à nous placer dans une grande chaîne de valeur, peut parfois nous astreindre dans une simple chaîne d’assemblage. La faute, enfin, aux réflexes humains de (post)rationalisation du monde. La philosophe Gabrielle Halpern montre bien comment notre cerveau, pour des questions de survie, veut absolument ranger les informations dans des cases, quitte à ignorer inconsciemment ce qui n’y rentre pas.

Ici, faire un travail d’abstraction peut être un puissant outil de découverte et d'ouverture d'esprit. C’est même la base de l’interdisciplinarité, puisqu’elle permet d’identifier les plus petits dénominateurs communs entre des disciplines artistiques ou scientifiques a priori fort éloignées. Certains vont même plus loin et parlent de transdisciplinarité, dans laquelle on ne se contente d’échanger des concepts et méthodologies mais bien d’en créer de nouveaux entièrement. C'est ce même art de l'abstraction qui était au cœur des travaux de G.W.Leibniz, philosophe connu pour son extraordinaire curiosité et sa volonté de recroiser les savoirs. Les notes et analyses de ce véritable "homme universel" sont d'ailleurs si nombreuses et denses que les spécialistes n'ont pas fini de les recenser !

D’un point de vue plus quotidien et individuel, « faire abstraction » pour mieux reconnaître des motifs récurrents ou combiner des idées est un réflexe précieux, qui s’acquiert et s’entretient. En acceptant de se détacher du concret, on perçoit d’autant mieux le réel — à condition de ne pas se perdre en route !



lundi 19 avril 2021

Pourquoi les acteurs de la Beauté doivent se préparer à la montée de l’EthicTech

Diana Polekhina/Unsplash
Peu de secteurs sont désormais exempts de l’exigence de transparence des consommateurs et des citoyens. Ce phénomène est né de l’effet réciproque d’une défiance croissante vis-à-vis des grandes entreprises et d’une circulation plus rapide de l’information.

On ne saurait néanmoins parler de "transparence radicale" pour deux raisons. La première, c’est que pour garantir la transparence, il faut d’abord savoir ce que l’on cherche lorsque l’on achète quelque chose : s’intéresse-t-on en priorité aux conditions de travail, aux matières premières utilisées, aux processus de fabrication, aux modes de distribution, au partage de la valeur ? Les indicateurs seront différents et revêtiront une importance variable d’un individu à l’autre. La seconde, c’est qu’une fois arrêtés l’ordre de priorité et les indicateurs qui y sont associés, les sources de données demeurent souvent opaques ou incomplètes.

Néanmoins, cela pourrait changer avec l’accélération de ce que j’appelle l’EthicTech.

L’EthicTech désigne l’ensemble des technologies BtC d’aide à la décision afin de consommer en accord avec certains principes comme la préservation de l’environnement, l’utilisation d’ingrédients sains ou la garantie de bonnes conditions de travail.

Ces technologies sont généralement mobile-first et affichent leur objectivité en s’appuyant sur des bases de données publiques. Pour l’instant, leur clé d’entrée est souvent mono-critère, c’est-à-dire qu’elles n’analysent les produits qu’à travers une seule grille (ingrédients, bilan carbone, supply chain…), par souci de synthèse. Cependant, on peut s’attendre à l’émergence de services de notations multi-critères à l’avenir.

Le meilleur exemple d’EthicTech aujourd’hui, c’est bien sûr Yuka. En moins de 5 ans, cette application a conquis 20 millions d’utilisateurs et bousculé les chaînes de production des industriels agro-alimentaires français. Avec une interface simplifiée, une emphase claire sur un aspect de l’offre (ici, l’effet des ingrédients sur la santé), une base de données transparente et une posture incorruptible, Yuka a accéléré ce que les associations de défense des consommateurs, les nutritionnistes et les pouvoirs publics faisaient depuis des années.

La Beauté déjà très scrutée

Yuka n’est pas seule. L’industrie de la Beauté est particulièrement scrutée par l’EthicTech. Plusieurs applications et services aspirent aujourd’hui à séparer le bon grain de l’ivraie dans le domaine des cosmétiques : CosmEthics, INCI Beauty, Clean Beauty, Think Dirty, Mireille… Ces applis se concentrent sur un critère commun de notation : la "propreté" des produits.

Il faut dire qu’en matière de beauté "clean", pour la préservation de sa santé et de l’environnement, il y a une demande à satisfaire : 1 consommateur sur 2 (49,7%) dit préférer des produits de beauté plus naturels — un chiffre qui montre à 71,1% pour les individus les plus dépensiers de la catégorie (dentsu M1, 2020-2021).

Reste que dans le domaine de la Beauté, l’EthicTech est loin d’être stabilisée. Tout d’abord, la donnée demeure unidimensionnelle : toutes les applications sont construites sur la base de l’INCI (International Nomenclature of Cosmetic Ingredients), qui a l’avantage d’être un standard international obligatoire mais n’oblige pas à signaler les proportions des ingrédients. Au dessus de 1% de présence, les ingrédients doivent simplement être classés par ordre décroissant de concentration ; en dessous de 1%, pas de règle. Par ailleurs, les algorithmes d’analyse des produits sont encore souvent des boîtes noires, avec des résultats qui peuvent différer fortement d’une plate-forme à une autre. Un même mascara sera validé par une appli mais sera mis au ban par une autre. Enfin, l’expérience utilisateur laisse encore souvent à désirer, à cause d’interfaces peu lisibles.

Cela peut expliquer pourquoi aujourd’hui, il n’existe pas de « Yuka » de la beauté - alors même que Yuka elle-même peut scanner les produits cosmétiques ! Le marché semble fragmenté et les usages sont rares.

Reste que le travail de ces applications répond à de véritables attentes et chacune de leurs faiblesses est améliorable. Il faut ainsi s’attendre à une concentration du marché et l’émergence d’un ou deux acteurs de référence qui pourraient, à terme, bousculer les géants du secteur. Pour les groupes cosmétiques il faut donc dès à présent se préparer à l’avènement de l’EthicTech beauté.

Plateformes de découverte et d’affiliation

Il s’agit avant tout de ne pas se retrouver pris par surprise une fois la technologie devenue mainstream ; d’autant qu’être absent ou mal représenté sur ces plateformes pourrait renforcer la défiance vis-à-vis de certaines solutions ou marques : « si le produit n’est pas sur l’appli, c’est qu’on nous cache quelque chose ».

Par ailleurs, même pour les acteurs de la beauté présents et bien notés par ces applications, l’expérience consommateur peut être lissée : les SKU (références produits) ne sont pas toujours bien renseignées, les photos sont mal cadrées, les gammes de produits n’apparaissent pas clairement…

Vous me direz : « en même temps, pourquoi chercher à améliorer l’expérience de marque ; on n’est pas sur un site e-commerce... » Et je répondrais : en réalité, c’est déjà presque le cas! La plupart de ces applications renvoie à des sites marchands pour se procurer le produit scanné ou des alternatives plus clean. Ce faisant, elles sont à la fois des plateformes de découverte et d’affiliation, et s’intègrent nécessairement dans une stratégie marketing/com.

Si une appli EthicTech venait à s’établir comme un Yuka de la beauté, c’est-à-dire une plateforme de référence dont l’usage est un réflexe quotidien, elle deviendrait par la même occasion un formidable moteur d’émergence et recrutement pour les marques.

Pour les groupes cosmétiques, la montée de ces plateformes présente autant de risques que d’opportunités à anticiper.

Les risques d’abord. Si certains hero products s’avéraient mal notés, il faudrait à court terme redoubler de pédagogie pour expliquer les choix chimiques opérés et rassurer les consommateurs. A moyen/long terme, les formulations devraient être revues pour passer sous les fourches caudines des algorithmes.

En revanche, les marques disposant de produits déjà clean pourraient en profiter. Les entreprises vertueuses noueraient des partenariats d’affiliation ou de promotion avec ces applis pour s’affirmer comme l'alternative systématique aux produits controversés. Un moyen idéal d’émerger pour des acteurs niche ou pour renforcer son e-commerce pour des marques plus établies.

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Si cette transformation prendra plusieurs années, elle nécessite de surveiller dès aujourd’hui l’évolution du marché EthicTech. Elle implique également un important travail de rétro-ingénierie pour comprendre le modèle de chaque appli et le fonctionnement de leurs algorithmes afin de mieux y adapter son offre. Enfin, elle exige de faire collaborer de très nombreux métiers chez les fabricants : la R&D bien sûr, mais aussi le juridique, la communication ou le e-commerce… Ainsi, l’EthicTech pourrait être un vecteur d’accélération de la clean beauty, mais aussi de la transformation des entreprises elles-mêmes !