vendredi 3 juin 2011

Luxe, rapport au temps et distinction

Ceux qui me connaissent savent combien j’aime la haute horlogerie. Et en ce moment, la mode dans la haute horlogerie c’est de jouer avec le temps, voire de se jouer du temps.

Par exemple, Hermès a présenté lors du dernier salon de Bâle l’Arceau Temps Suspendu, une montre dont le possesseur peut figer les aiguilles en appuyant sur un bouton (une seconde pression et elles «rattrapent» le temps pour afficher l’heure réelle).  La montre est entièrement mécanique, ce qui fait de son mouvement une véritable démonstration de force de la part d’Hermès, qui construit doucement mais sûrement sa légitimité dans un secteur ultra-fermé et codifié. Une stratégie alliant technologie et poésie qui a déjà donné naissance à la montre Cape Cod Grandes Heures, dont le mécanisme donne l’illusion que certaines heures passent plus vite que d’autres...

Autres tours de force/tours de passe-passe présentés récemment: la très tuning néo-industrielle Clé du Temps de Hublot, qui a la particularité de pouvoir accélérer ou ralentir la cadence de ses aiguilles à la demande, ou la Philosophia de Vacheron-Constantin, qui ne dispose quant à elle que d’une seule aiguille indiquant l’heure sur 24 heures. Un dispositif qui rappelle les premières horloges (avant le 18e siècle, les cadrans ne comportaient pas d’aiguille pour les minutes) et qui rend la lecture des heures assez approximative. Bon, pour les stressés, la Philosophia comporte un mini-carillon qui sonne l’heure à la demande, mais il n’empêche : voilà un garde-temps qui ne prétend pas à l’exactitude. Une posture plutôt rare... Enfin, le principe de cadran à aiguille unique se retrouve aussi chez la marque allemande Defakto, qui s’adresse aux personnes qui "ne sont pas à la minute-près".

Sans commentaire.
Autant de montres offrant une lecture du temps particulière, déformée ou volontairement bridée. Et autant de montres réservées à un public fortuné : l’Arceau Temps Suspendu est vendue à partir de 13.000 euros, la Clé du Temps et la Philosophia sont des pièces uniques dont on n’ose pas imaginer la valeur, et la Defakto, pourtant abordable pour une montre à remontage automatique, vaut quand même 400 euros. Car défier le temps a un prix, et c'est ce qui me paraît intéressant ici.

Les premières montres à quartz fabriquées de manière industrielle sont apparues à la toute fin des années 60. En plus d'être bon marché, elles sont bien plus précises que leurs homologues mécaniques (qui, chaque jour, gagnent naturellement quelques secondes de décalage avec le temps réel). Pendant longtemps, l'industrie horlogère suisse a tenté de faire face à cette concurrence, en créant notamment en 73 le Contrôle Officiel Suisse des Chronomètres ou COSC, un label d'excellence donné aux mécanismes les plus précis. Mais voilà : impossible de pleinement rivaliser avec des montres à quartz qui, pour certaines, sont carrément alignées sur l'heure atomique...
Heureusement pour la haute horlogerie, le luxe a désormais, et plus que jamais trait au temps ; au temps que l'on prend ("il a fallu 2000h de travail pour réaliser ce sac en poils de Maine Coon tressés, parfaitement madame") ou au temps que l'on perd ("excusez mon quart d'heure de retard d'homme libre, matérialisé par ma splendide montre à une aiguille"). D'où la multiplication de ces montres à l'imprécision affichée et assumée.

C'est ainsi que, paradoxalement, la précision est devenue l'apanage du "peuple", qui garde au poignet des montres à quartz à l'exactitude implacable tandis que les plus riches tentent comme ils peuvent de s'affranchir d'un temps qui pèse toujours plus sur nos vies. Ce rapport au temps différent apparaît ainsi comme un outil de distinction, qui n'est pas sans rappeler les thèses de Thorstein Veblen sur la "classe de loisirs". Une façon de dire que s'il est un phénomène inexorable, le temps demeure une notion toute relative...

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