dimanche 3 février 2013

La carte numérique et ses territoires


Combien de fois par jour vous servez-vous de cartes numériques? Sans doute beaucoup. Rechercher une adresse sur son ordinateur ou dégainer son téléphone, pour organiser un long trajet comme pour trouver le métro le plus proche, est devenu un réflexe qui en dit long sur la révolution silencieuse en cours.

En quelques années, le traditionnel plan en deux dimensions s’est étoffé d’innombrables surcouches d’informations. A la vue satellite se sont ajoutés les transports en communs, l’état du trafic, la modélisation des immeubles en 3D, les commerces ainsi que toutes sortes de renseignements fournis par les utilisateurs eux-mêmes au travers des réseaux sociaux. Plus impressionnante encore : la possibilité de se balader dans les rues de villes situées aux quatre coins du monde, voire de pénétrer dans les plus grands monuments, d’explorer la banquise ou de nager dans la grande barrière de corail... On en oublierait presque que Google Streetview, qui reste un pari complètement fou, presque poétique, a moins de 6 ans! 

Et ce n’est pas fini. A l’avenir, la cartographie numérique devrait se faire toujours plus mobile, grâce à la démocratisation des smartphones et l’arrivée de la 4G, toujours plus précise grâce aux technologies de reconnaissance optique des images, qui décoderont automatiquement les photos de rues, et toujours plus réactive grâce au traitement en temps réel des données. Tant et si bien que certains historiens, comme le britannique Jerry Brotton, n’hésitent plus à dire que le passage de la carte-papier à la carte numérique est plus important encore que celui du manuscrit à l’imprimerie. Et de se demander si nous ne nous approchons pas chaque jour du fantasme borgésien d’un plan si réaliste qu’il serait à l’échelle 1:1!

Photo Google StreetView extraite par l'artiste Jon Rafman

Un théâtre de guerre de plus pour les géants du Digital

Révolutionnaire, la cartographie numérique l’est déjà pour l’économie. D’après une étude récente, cette jeune industrie pèserait entre 150 et 270 milliards d’euros par an. Pas étonnant qu’elle soit devenue un théâtre de guerre supplémentaire entre les titans du Digital! Chacun y va en effet de son application de navigation, et la concurrence s’est fortement accentuée ces derniers mois. En septembre, Apple a lancé la très controversée Apple Maps afin de ne plus être dépendant de Google. Nokia a, pour sa part, ouvert mi-novembre HERE, son service de cartographie aux utilisateurs iPhone et Android. Google, enfin, a (re)lancé en grande pompe Google Maps en décembre. La foire d’empoigne se poursuit même sur le terrain automobile, où Nokia et Google se battent pour équiper les ordinateurs de bord des voitures fabriquées par BMW, Toyota ou encore Kia. 

Pourquoi une telle effervescence? Dans un monde de plus en plus mobile, les applications permettant de se repérer dans l’espace deviennent centrales. Par conséquent, proposer un service de cartographie, c’est s’ancrer dans le quotidien de millions de consommateurs... et détenir un support de communication incroyablement puissant. Publicité, mise en valeur de certaines enseignes ou encore couponing géolicalisés : à l’ère du SoLoMo (Social/Local/Mobile), la carte est définitivement plus importante que le territoire. 
L'institut américain Opus Research estime ainsi que la pub géolocalisée représentait déjà un quart des dépenses des annonceurs américains sur le mobile en 2012, contre seulement un dixième en 2010. Sachant que les montants investis dans la publicité mobile ne peuvent que s'envoler dans les années à venir (eMarketer avançait récemment le chiffre un peu extravagant de $21mds d'ici 2016 pour les seuls Etats-Unis), il y a là d'immenses d’opportunités pour des géants du Net en quête perpétuelle de sources de monétisation.

Enjeux politiques de la cartographie numérique

Bien entendu, la révolution de la cartographie présente aussi des zones d’ombre, autour de la préservation de la vie privée et surtout de l’accès libre à l’information. En effet, lorsque une poignée de grandes entreprises gèrent les cartes utilisées chaque jour par des centaines de millions de personnes, comment être certain qu’elles fournissent une représentation juste et non biaisée de la réalité? Les moteurs de recherches sont souvent accusés de modifier leurs résultats pour favoriser leurs services et les sites Internet qui ne disposent pas des fonds nécessaires pour faire du SEO ou s’acheter des mots clés y sont structurellement désavantagés. Doit-on s’attendre à ce qu’un restaurant qui ne peut pas payer sa visibilité dans Google Maps, soit littéralement rayé de la carte demain?  

Cette question mérite d’être posée mais elle omet une chose : aucune carte n’est parfaitement objective. Parce qu’il n’est jamais qu’une représentation, le moindre plan est porteur d’une vision particulière du monde. La seule différence, c’est qu’autrefois la définition —et donc le contrôle— du territoire au travers d’une carte était essentiellement l’apanage des pouvoirs publics. Désormais, Etats et entreprises font quasi jeu égal. Par exemple, la technologie qui a servie de socle à Google Earth était à l’origine financée par un fonds public américain... Mais la plus belle preuve de la montée du privé, c’est bien l’intégration dans Google Maps de la Corée du nord, grâce au crowdsourcing. La firme de Moutain View est même allée jusqu’à laisser visibles les énormes camps de prisonniers politiques au nom de la transparence!  Le symbole d’une époque où les géants du Web, par essence transnationaux, débordent les puissances politiques...

Qu'en pensez-vous?



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire