dimanche 8 février 2015

La révolution numérique est-elle un mythe ?


Ces jours-ci paraît La Déconnexion des élites, un essai de la journaliste au Monde Laure Belot à mi-chemin entre le manifeste et la pamphlet. Sa thèse, que Belot avait d’abord développé dans un article très remarqué publié il y a un an, c’est celle d’un décalage grandissant entre d’une part une classe dirigeante politico-économique qui se reproduit en vase clos et vise avant tout à préserver les acquis et d’autre part la montée d’outils numériques qui bousculent et transforment par le bas les modes d’échange, de travail et de gouvernance.

Je n’ai pas encore lu ce livre mais vous me connaissez, j’y adhérerai probablement en grande partie, ne serait-ce que parce que le thème de la transformation numérique et de la difficulté à la faire accepter est assez récurrent chez moi. Cette déconnexion est bien réelle, même si j'ai le sentiment qu'elle tend à se réduire.

Néanmoins, je préconiserais la lecture en parallèle d’un autre essai, traduit il y a quelques mois en France : Pour tout résoudre, cliquez ici de l'écrivain et journaliste biélorusse Evgeny Morozov. Le titre à lui seul en dit long sur la vision aussi cash que trash de son auteur, qui s’est fait une spécialité de démonter consciencieusement (quoique avec une certaine rage) tous les mythes entourant la révolution numérique.

(Je suis, par exemple, sûr qu’il m’aurait déjà sauté à la gorge pour avoir osé écrire «révolution numérique», une expression qu’il doit considérer au mieux comme paresseuse, au pire comme trompeuse.)

Dans son essai, Morozov met en lumière les deux péchés capitaux de l’analyste des nouvelles technologies : le «web-centrisme» et le «solutionnisme».

Le «web-centrisme» consiste à diffuser une vision romantique d’Internet, qui serait une invention semblable à nulle autre avant laquelle l’humanité vivait dans le dénuement matériel et intellectuel le plus total. Elle revient également à réduire toute innovation technologique, économique ou sociale des trente dernières années à Internet, comme s’il s’agissait de l’alpha et de l’omega du progrès. Le corollaire du web-centrisme, c’est une forme de déterminisme technologique consistant à réécrire toute l’Histoire au travers d’un seul prisme aussi récent qu'occidento-centré.

Ici, Morozov marque un (gros) point. Que celui qui n’est pas tombé dans le web-centrisme me jette le premier tweet... J’en suis le premier coupable, bien que je préfère employer le terme «numérique», qui est plus large et correspond à l’ensemble des innovations intégrant l’informatique.

Pour éviter l’écueil web-centriste, l’auteur appelle de ses vœux une approche dite «post-Web», qui consiste simplement à tout remettre en perspective pour montrer que finalement, le Net n’a rien inventé.

L’autre péché dénoncé par Morozov, c’est le «solutionnisme», qui n’est autre qu’un avatar du positivisme ou du scientisme, c’est-à-dire une confiance aveugle dans l’innovation pour résoudre tous les problèmes de la société, en particulier ceux sur lesquels la sphère politique se casse les dents depuis des siècles.

Le solutionnisme fait souvent écho à la défiance généralisée vis-à-vis des dépositaires traditionnels de l’autorité, quitte à se doubler d’un discours —tiens, tiens— anti-élites. Quand ses tenants ne tombent pas carrément dans le libertarianisme...

L'analyse de cette foi dans les outils technologiques, notamment les algorithmes, pour «réparer» la politique en la dépolitisant est très intéressante et m'a rappelé une réflexion que j'avais eu ici sur les crypto-monnaies. Cette critique s’inscrit dans la droite lignée de l’Ecole de Francfort, qui combattait avec véhémence la victoire du rationnel sur le raisonné. Malheureusement, elle tombe un peu à plat lorsque Morozov se retrouve, à l’inverse, à défendre les systèmes politiques en place en reconnaissant du bout des lèvres qu’ils ne sont «pas parfaits».

Par ailleurs, Evgeny Morozov réfute tout phénomène de déterminisme technologique mais n’accorde pas beaucoup de place à celui, bien réel, d’une dialectique entre technologie et politique.
Certes, Internet ne nous fera pas basculer du jour au lendemain dans un régime de démocratie directe et de mandat impératif. En revanche, il ne faut pas sous-estimer le fait que le Web (qui est différent d'Internet) s’est développé dans les années 90 et 2000 en s’imprégnant des mutations de l’époque comme la mondialisation des échanges, l’hyper-individualisation ou l’aspiration grandissante à de nouveaux droits. Le Web est bien une construction sociale qui continue d'évoluer tout en influençant à son tour la société.

Pour tout résoudre, cliquez ici est un essai érudit dont la lecture est vivifiante, à condition bien sûr de rester critique. Il offrira aux hérauts de la révolution digitale (dont votre serviteur) de nouveaux outils pour mieux réfléchir et promouvoir la transformation numérique. En attendant de lire le livre de Laure Belot...

Cet article est également publié sur Medium


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