dimanche 4 septembre 2011

La dictature de la simplicité?

Mona Lisa for the Twitter generation de Gary Andrew Clarke 
La Joconde en 140 points, pas un de plus
Où étiez-vous en juin 2008, ces quelques semaines qui ont, à leur manière, marqué un double tournant technologique et culturel?
Le 9 juin 2008, Apple présentait l'iPhone 3G et l'App Store, qui allait faire passer son téléphone de gadget pour fanboys fortunés à véritable icône du quotidien. Et trois jours plus tard, l'institut comScore annonçait que Facebook dépassait Myspace en termes de visiteurs uniques. Si le réseau de Tom Anderson ne devait péricliter que l'année suivante, la date reste encore synonyme de "début de la fin".
Quel rapport entre ces deux événements, quel dénominateur commun entre Facebook et l'iPhone? La simplicité. Une principe touchant aussi bien l'ergonomie que le visuel, le fond que la forme.

En effet, Facebook présente une interface minimaliste qui s'oppose point par point à celle, foutraque et entièrement personnalisable (pour le meilleur et surtout pour le pire) de Myspace. Quant à l'iPhone et l'App Store, ils sont conçus dans la grande tradition d'Apple, héritée de Dieter Rams : tout est y poli à l'extrême, fluide et intuitif. Et lorsque l'on reproche à la Pomme de ne pas se fouler sur le hardware de l'iPhone 3G -en particulier l'appareil photo, très moyen-, elle répond laconiquement que ça reste "bien suffisant" pour le grand public! Simplicité, toujours.

Aujourd'hui, le modèle technologique et esthétique du "toujours plus sobre, toujours plus facile", porté par Facebook et Apple (et, dans une certaine mesure, Google) est devenu universel.  La simplicité s'est imposée comme règle, comme loi —comme idéologie.
Un réseau social comme Twitter participe de ce culte de l'épure : en fixant à 140 caractères maximum la taille des messages, ses fondateurs ont réduit le blogging à sa plus simple expression. Une tendance qui s'est accélérée cette année avec l'explosion d'autres services tel que Tumblr, plateforme simplissime où l'image et le partage prennent le pas sur le texte et la création originale. Avec quelques 28 millions de membres  (en hausse exponentielle), Tumblr a largement dépassé Wordpress, le symbole-même des blogs complexes, "à l’ancienne".
"Les mecs, j'ai une idée : et si on faisait un jeu
iPhone où on coupe des fruits au Katana?
C'est pas bon ça?"
La simplicité se retrouve également dans le découplage croissant entre des jeux vidéos très scénarisés comme L.A. Noire, de plus en plus spectaculaires mais de plus en plus rares, et des mini-jeux basiques mais ultra ludiques comme Angry Birds, Fruit Ninja ou Cityville (ayant tous pour plateformes d’origine l’iPhone ou Facebook si vous voyez ce que je veux dire...), qui remportent un succès phénoménal.
Enfin, le développement des services de curation ou de suggestion de contenus à base d’algorithmes  (type Flipboard, Zite ou Hunch) est également le signe que la simplicité s’étend désormais à notre manière-même d’accéder à l’information. On ne la cherche plus vraiment : elle vient directement à nous, et prémachée!

Cette obsession pour la simplicité, on la doit en partie aux digital naives, génération qui, à l'inverse de ses aînés digital natives, rompus à l'art de bidouiller et explorer les nouvelles technologies, veut "tout, tout de suite" (on en parlait déjà ici l'année dernière). Le digital naive n'a que faire de centaines d'options, de paramètres ou de fonctions cachées ; il possède une connaissance limitée et très pragmatique de l’informatique et souhaite juste obtenir et consommer des contenus le plus rapidement possible. Les geeks, les vrais, ceux qui plongent les mains dans le cambouis numérique, sont probablement morts avec la naissance de cette génération...

Le problème, c’est que la "paresse" des digital naives pourrait, combinée au déterminisme technologique qui pousse à faire toujours plus synthétique et pratique, avoir des effets néfastes et déboucher sur une culture littéralement stylisée.

Déjà, l’écrit semble en perte de vitesse sur le Web. Si les longs papiers ont encore la cote, c’est surtout auprès d'un public de connaisseurs. Par ailleurs, de moins en moins de personnes prennent le temps de laisser des commentaires, et seuls les experts ou les trolls continuent de participer aux débats. L'immense majorité des lecteurs, elle, se contente d'un "like" ou d'un "tweet"...
Un recul de l’écrit que certains ne manqueront pas de rapprocher des récentes difficultés de Wikipédia, confrontée à une chute de son nombre de contributeurs (même si les raisons sont naturellement plus complexes).

tl;dr : acronyme très répandu signifiant "too long, didn't read" 
L'éloge de la simplicité, qui va de pair avec celui de l’immédiateté, nous pousse-t-il à vivre dans un monde unidimensionnel (c’est mon petit côté Ecole de Francfort qui parle là ;) ), où les Grandes idées n’arrivent pas à maturité, où le trivial l’emporte sur la réflexion? C’est précisément ce que redoute le journaliste et universitaire Neal Gabler, qui s’exprimait mi-août dans une tribune publiée par le New York Times. Idem concernant nos capacités créatives : la simplification à outrance peut-elle nuire à notre imagination sur le long terme?

Personnellement, je ne peux me résoudre à être alarmiste. Les Grandes idées défendues par Neal Gabler mettent peut-être plus de temps à apparaître, mais la force des systèmes de partage de l’information -qui repose justement sur leur simplicité- leur assure ensuite une large diffusion. De même, le développement récent d’outils de création artistique et de diffusion toujours plus accessibles (Instagram pour la photo, Garageband et toutes les applis d'autotune comme Songify pour la musique ou encore iMovie pour la vidéo...) font de tous des créateurs en puissance. Et la généralisation des pratiques de remix et de bricolage culturel montre que les nouvelles générations se contentent de moins en moins de la passivité face à un écran quel qu'il soit. Loin de nuire à notre inventivité, le Digital pourrait même y venir en aide, comme le suggèrent certains spécialistes de l’éducation.

Reste néanmoins la question de l’uniformité de la pensée. Car si des outils et des modes de communication simplifiés libèrent le potentiel de chacun, ils peuvent tout aussi bien encourager le mimétisme et la mollesse intellectuelle. Il est encore trop tôt pour se risquer à des conjectures. Mais il est temps de s’interroger sur le sujet.

10 commentaires:

  1. Tu confonds pas simplicité et simplification ?

    Les téléphones mobiles étaient complexes avant l'iphone. Ils le restent, dans une moindre mesure.

    De même, les interfaces (Web notamment) complexes rebutent, notamment parce que l'effort d'utilisation en dépasse les gains espérés.

    "less is more" : en mettre moins pour faire plus, mais ça dépend où et comment.

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  2. Article très pertinent! Je me suis souvent demandé l'impact sur le long terme d'une culture de l'immédiat, du tout de suite, du rapide, simple et surtout, d'une culture de l'étalage. Car même si les outils créatifs sont de plus en plus accessibles et que chaque auteur/dessinateur/musicien en herbe peut désormais trouver des gens qui le comprenne, des inspirations et des moyens pour toucher à son but, certains peuvent être rebutés par le talent des autres. L'impatience engendrée par l'habitude de tout avoir en quelques clics et la frustration de voir tous ces gens doués peuvent empêcher certaines personnes de franchir le pas. Apprendre la guitare, écrire un bouquin, dessiner à la main un livre illustré, faire de l'aquarelle... Toutes ces actions qui nécessitent plus que quelques clics, toute cette création qui sort du carcan "Pop" de récupération de médias tout prêts... Bref, je m'éloigne et je m'embrouille. Je pense néanmoins que l'article est très intéressant et que les questions méritent d'être posées!
    Bonne continuation!

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  3. @Thomas : La frontière entre "simplicité" au sens d'épure et d'ergonomie (une des règles d'or du design depuis toujours), et "simplification" est assez fine en effet. Ce qui m'intéresse c'est qu'elle semble se réduire de plus en plus...

    @Pick : Merci beaucoup :)

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  4. Ton angle est intéressant mais je pense qu'un élément échappe à ton analyse: l'aspect démographique.

    Selon moi (et ceci reste une question d'opinion) la raison qui motives l'envahissement de la simplicité (ou simplification comme le fait justement remarquer l'Oncle Tom) tient à la nature (et corrélativement au volume) de la population qui est sur internet.

    Il y a encore quelques années internet n'était qu'affaire de geeks. Monter un blog aux débuts de Wordpress ou de livejournal pouvait paraître une affaire de spécialistes, mais pour les habitués des newsgroups usenet c'était déjà une descente vers la simplicité.

    La raison pour laquelle tout paraît plus simpliste aujourd'hui tient à ce que le nombre d'usagers d'internet a explosé ces dernières années. Et ceci tient à ce que le mode d'accès à internet est devenu plus facile. C'est d'ailleurs ce qui a fait le succès d'Apple. Au lieu de se battre à vendre des produits de haute technologie à un public de geek ultra-discriminant et très difficile à séduire, Apple s'est tourné vers le reste du monde en choisissant systématiquement le plus petit dénominateur commun. Un iphone ou un ipad sont simples à utiliser parce que sinon personne n'en voudrait.

    De la même manière (et pour conclure, parce qu'il faudrait peut-être que j'évite d'écrire un truc plus long que ton article), ce n'est pas qu'il y ait moins de trucs de geeks (/spécialistes) sur internet, c'est just qu'il y a PLUS du reste. Si des services qui étaient autrefois à la pointe de la mode semblent disparaître, c'est qu'ils n'ont pas su s'adapter au nouveau public qui débarquait. Finalement les gens ne sont pas moins intelligents qu'avant, le monde n'a pas changé, au contraire, il est tout juste en train d'arriver sur internet...

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  5. @Matthieu : Merci beaucoup! Tu as raison, il y a un vrai effet de population avec la démocratisation du Web, même si la plupart des exemples que je prends ici ont mis (ou mettront) un certain temps avant de devenir mainstream.
    Cela dit, nos analyses se rejoignent puisque j'estime que la Simplicité gagne du terrain au fur et à mesure qu'émerge la génération des Digital naives!
    Et pour le fait qu'il y ait de plus en plus "du reste" sur le Web, tu as sans doute raison.

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  6. Article très intéressant (comme toujours mon cher Louis) (non, je n'ai pas été payé par l'auteur, je suis juste naturellement doué pour la lèche)

    Je pense que la tendance que tu soulignes fort justement (simplicité/simplification progressive et invasive des technologies) ne se limite pas à la seule sphère digitale (même si la vitesse exponentielle à laquelle elle se propage est inquiétante, en effet).
    Bien qu'en quelques années, les contenus et pratiques aient considérablement évolués (je me rappelle avec émotion de ma première connexion en 56K, avec laquelle la moindre page mettait 3h à charger... ah le bon vieux temps! c'est sûr que l'immédiateté à l'époque, on pouvait se torcher avec!); il me semble, comme Matthieu, que l'explosion du taux de pénétration d'internet dans nos sociétés contemporaines (oui, j'aime les poncifs) a rendu ce phénomène incontournable/envahissant/omniprésent. Mais on peut y apporter quelques bémols :

    1/ l'effet de masse noie peut être le reste, mais des contenus de qualité, sur le temps long, existent toujours (et fort heureusement), et je ne pense pas qu'ils aient décliné avec le temps. ils se sont surement réinventés, mais n'ont pas disparu (bien au contraire), bien qu'ils soient sans doute plus difficiles à dénicher désormais (ce qui peut sembler tout de même assez paradoxal)

    2/ cette tendance n'est pas limitée à internet, c'est, à mon humble avis, le reflet de comportements de consommation bien ancrés dans les mentalités actuelles : des individus qui recherchent (effet IKEA) à simplifier toujours plus leur quotidien (ou plutôt à qui l'on cherche à simplifier le quotidien, afin de ne pas les amener à se poser trop de questions) (il suffit de voir l'extrême appauvrissement des contenus tv pour voir à quel point on prend le consommateur lambda pour une buse), à travers des programmes/biens de consommation toujours plus simples, uniformisés, standardisés. ce qui n'empêche pas (bien au contraire!) de développer parallèlement une offre bien plus spécialisée et complexe, pour une "clientèle" (ou catégorie d'individus, appelez ça comme vous le voulez) qui recherche justement à échapper à cette simplification à l'extrême.

    bref, je sens que mon propos est confus, mais tout cela pour dire que j'abonde dans ton sens : pas rassuré par ce phénomène, mais pas alarmiste pour autant. il existera toujours une place pour la qualité, la sophistication, au-delà des aspirations (légitimes) à davantage de simplicité. on peut apprécier Twitter et jouer à L.A. Noire...

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  7. Ceci dit pour aller plus loin : j'irais à penser que ça dépend du contexte de simplification. Par nécessité ? Pour vendre plus ? Pour profiter sur la loi du moindre effort (peu importe les conséquences) ? Parce que la situation était trop complexe ?

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  8. Et pour rebondir sur ce que dit Julien, la frontière de la simplicité se situe sur ce qui caractérise le résultat, s'il y a appauvrissement (d'usage, culturel ou par la massification).

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  9. @Oncle Tom : je ne l'aurais pas mieux formulé!
    en effet, la question de la finalité est essentielle, mais difficile à traiter en quelques lignes...

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  10. @ julien : IKEA est l'opium du peuple

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