dimanche 1 avril 2012

Damien Hirst, Régis Debray et le Sacré

Damien Hirst, Controlled Substance Key, 1992-93
Après quelques années de décote, 2012 marque le retour de la superstar de l’art contemporain Damien Hirst. Et pas le petit comeback pépère sous la forme d’une exposition dans un musée de seconde zone!

Fidèle à sa réputation de "Monsieur Hybris", Hirst a commencé par exposer en janvier et février l’intégralité de ses spots paintings dans chacune des 11 antennes de la célèbre Gagosian Gallery, de Hong Kong à Paris en passant bien sûr par New York. Une expo en mondovision qui a même donné lieu à un concours récompensant les rares (et oisives) personnes à en visiter les 11 installations!
Le second volet de l’opération-comeback de Hirst est plus classique mais bien plus important pour l’artiste, puisqu’il s’agit de sa première rétrospective, qui se tiendra d’avril à septembre à la Tate Modern. Malgré (ou à cause de) sa renommée et son Turner Prize, Hirst n’avait jamais reçu l’onction académique d’une rétrospective. Voilà qui est réparé, et même bien réparé, puisque l’événement aura lieu en parallèle aux Jeux Olympiques de Londres, qui devraient brasser des millions de touristes et autant de visiteurs potentiels...

Dans son édition de la semaine dernière, The Economist revenait sur les enjeux économiques et esthétiques de cette exposition en titrant d’une manière faussement naïve  "Is nothing sacred?" ("Rien n’est donc sacré?") Pour l’hebdomadaire, Hirst entrera dans l’Histoire pour sa "capacité exceptionnelle à briser les frontières entre profane et sacré". Sans doute, mais brouiller les pistes, bousculer les certitudes, remettre en cause les règles, bref, dépasser les bornes, est le propre de l’art contemporain et pas seulement du travail de Damien Hirst... Les thèmes de prédilection de l’artiste (la mort, l’argent, la mort et la mort) sont par ailleurs très classiques et si ses œuvres les plus innovantes ont pu choquer à l’époque, elles sont depuis rentrées dans la culture populaire.

A mon sens, le caractère "désacralisant" du travail de Damien Hirst est ailleurs. Son œuvre s’est transformée au fil des ans pour devenir une méta-oeuvre, qui consiste plus dans ses coups marketing — qui confinent à l’Art (comme en témoigne encore la méga-exposition chez Gagosian — que dans ses créations au sens premier. A ce titre, son chef d’œuvre n’est pas le beau The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living mais bien sa méga-vente aux enchères Beautiful Inside My Head Forever, spectaculaire hold-up organisé par un cruel hasard le jour-même de l’effondrement de Lehman Brothers, qui a marqué le début du krach de 2008. Pour le coup, on peut effectivement parler de désacralisation, car en écoulant pour 200 millions de dollars d’œuvres sans passer par les galeries d’ordinaire incontournables, et en n'hésitant pas à en acheter lui-même certaines pour maintenir artificiellement sa cote, Hirst aura dépassé les limites du marché de l’art.

Rien n’est donc sacré... Ou, au contraire, tout peut l’être! C’est la thèse défendue par Régis Debray dans son dernier ouvrage Jeunesse du sacré, mi-album d'images, mi-essai paru en janvier.
Pour le médiologue, le sacré est partout, protéiforme et éternel. Il peut se faire lieu (la place Tahrir), événement (Pâques), relique (testament de Napoléon), valeur (la dignité humaine)... Il peut nourrir la haine comme la joie, l’innommable comme l'ineffable.

Le bouquin est desservi par son style assez empesé et exhaustif (on a l'impression de lire une dissertation de culture générale où l'auteur balance 5 références et deux mots grecs à la ligne pour se rassurer) mais demeure passionnant. On y apprend notamment deux choses.
D'une part, que le sacré est vivant et évolue dans le temps : certains choses sacrées disparaissent pour revenir au goût du jour des années ou des siècles plus tard, avant de disparaître de nouveau. Prenons l'exemple du respect de la vie privée. Cette valeur, qui paraît immuable, a pourtant toujours été très mouvante et connaît aujourd'hui pas mal de remises en question. Certains vont même jusqu'à parler d'entrée prochaine dans l'ère post-vie privée.
D'autre part, que le Sacré a son utilité et cimente les communautés et les nations. Tout sacré étant avant tout une construction sociale, il faut bien qu'il serve à quelque chose : au mieux la cohésion sociale (les élections, l'école publique), au pire l'asservissement des foules (cf. les totalitarismes).

Vous l'aurez compris : le sacré se porte encore très bien, merci pour lui! Et le bousculer, comme le fait Damien Hirst, ne fait que le renforcer...

Qu'en pensez-vous?

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